mardi 19 juillet 2016

(Di)visions

- Papi !

La voix de ma petite fille me semble arriver de très loin. Où est-elle encore allée se fourrer ?

- Papi ! Papi !

La voix se rapproche. Je suis assis dans mon fauteuil. Je pose mon livre sur la petite table à côté de moi et attends que la furie arrive. Quelques secondes plus tard, elle entre en trombe dans le salon et se précipite sur moi. Elle est essoufflée mais parvient à articuler :

- Papi ! Regarde ce que j’ai trouvé dans le grenier. Qu’est-ce que c’est ?

Elle pose l’objet sur mes genoux. Je suis prêt à la gronder puisqu’elle n’est pas autorisée à fouiller dans les malles qui sont alignées depuis des années sous les combles, mais je reste sans voix. J’ouvre la boite en carton défraîchie. J’enlève le polystyrène et le papier bulle, qui à eux seuls ne manquent pas de laisser perplexe ma petite fille, et sors de son emballage un ordinateur. C’est un petit notebook noir. Ca doit faire 40 ans que je ne l’ai pas vu. Je le caresse doucement pour nettoyer la poussière qui s’y est déposée malgré les protections. Ma petite fille s’impatiente :

- Papi, c’est quoi ?
- C’est un ordinateur ma chérie. Je m’en servais quand j’avais une vingtaine d’années.
- Tu veux dire …

Elle laisse sa phrase en suspens quelques secondes avant de poursuivre :

- … pendant la Période d’avant, c’est ça ?
- Oui, c’est exactement ça, jeune fille.

Elle semble surexcitée. Je ne comprends pas pourquoi les jeunes sont si fascinés par cette Période ? Certainement parce qu’ils ne la connaissent pas. Ils ne font que l’effleurer à travers leurs livres d’histoire et grâce à quelques films ou documentaires qui osent l’aborder. Mais ceux-ci sont très rares. Les générations qui ont vécu cette Période ne veulent plus en parler. On dirait que nous avons peur de transmettre aux enfants un virus qui les ramèneraient vers la folie que nous avons vécue il y a 40 ans.

Pourtant, cacher quelque chose à un jeune, il en sera d’autant plus curieux...Je décide donc de saisir l’occasion qui m’est offerte de donner un début d’explications à ma petite fille.

- Va me chercher un adaptateur pour brancher cette prise, dis-je en lui montrant l’antique fil électrique.

Dégourdie et curieuse, elle sait exactement de quoi j’ai besoin et me ramène rapidement le bon accessoire. Je me demande pourquoi j’ai encore cet adaptateur, et même pourquoi on en a fabriqué un jour. Comme quoi, les anciens ont peut-être gardé un tout petit peu de nostalgie et ont envie de pouvoir se replonger dans leur vie passée s’ils le souhaitent.

Je branche l’ordinateur qui s’allume rapidement. Etonnant comme il fonctionne encore bien après si longtemps. Je ne sais pas s’il va être capable de se connecter à l’actuel réseau internet. Celui-ci est tellement plus sophistiqué. En effet, un « pop-up », comme on le disait à l’époque, m’indique « connexion WIFI échouée. Veuillez réessayer ».

- C’est quoi du WIFI ?, déchiffre la fillette.
- C’est ce qui nous permettait d’aller sur internet.
- C’était votre téléphone alors ?

Elle a déjà vu ce mot dans des livres et n’en comprend pas trop la portée. Aujourd’hui, le Réseau, comme on le nomme, ne sert qu’à communiquer. Ses ondes sont sans aucun danger pour l’homme et il permet de se parler par écran interposé. Plus de téléphone, d’ordinateur, de tablette, nous avons seulement un écran dans le salon qui nous sert à appeler notre famille ou à regarder un film. Nous ne ressentons plus le besoin incessant d’être connecté et d’avoir à portée de main un outil de communication. Il reste à la maison et cela nous convient très bien. Je finis par répondre :

- Internet me permettait de faire beaucoup de choses à cette Période. On écoutait de la musique, on regardait des films, on s’envoyait des messages, on consultait notre compte en banque, on achetait des choses, on faisait nos courses…

Elle m’interrompt :
- Je ne comprends rien. C’est quoi « faire des courses » ou « consulter son compte j’sais pas quoi » ?

Je double-clique sur l’icône du navigateur internet, retrouvant mes anciens réflexes. Une page blanche s’affiche avec au milieu la barre de recherche google. Inutile d’essayer d’y saisir quelque chose, il n’y a pas de connexion… Et puis, google n’existe plus depuis bien longtemps ! Je referme et essaie d’ouvrir les différentes applications. D’abord celle de ma banque puisqu’on vient d’en parler. Une série de chiffres apparaît.

- Quand j’étais jeune, tout le monde mettait son argent sur un compte en banque. Regarde, ajouté-je en riant, moi j’avais moins 122 euros sur le mien.
- Comment tu pouvais avoir quelque chose en moins ? Si c’est moins que zéro, ça n’existe pas ?
- C’est vrai ma puce. Tu as tout à fait raison. Mais tout était comme ça en 2016 : on achetait plein de choses en payant avec de l’argent virtuel. Tout transitait par les ordinateurs. Certains gagnaient beaucoup d’argent comme ça.
- Et ils en faisaient quoi de cet « argent » ? demande-t-elle comme s’il s’agissait d’un gros mot.
- Ils achetaient de nouvelles choses.
-Et ils faisaient quoi avec ces nouvelles choses ? Ca pouvait être quoi par exemple ?
- Des meubles, des maisons, des voitures, des livres, des voyages, de la nourriture …
- De la nourriture ? Il fallait donner ce que tu appelles de l’argent pour manger ?
- Oui, tu achetais de quoi te nourrir dans les supermarchés, réels ou virtuels.

La petite est effarée. Pour essayer de lui faire comprendre, j’ouvre l’application de mon supermarché en ligne. A l’écran s’affiche la page telle qu’elle était le jour où je l’ai fermée il y a 40 ans : une liste de courses est prête. De la bière, des pâtes, des chips. Une vraie liste d’étudiant ! La petite regarde les images sans comprendre.

- Mais qu’est-ce que c’est que ces aliments ? Il y a des boites bizarres !
- La même chose que ce que tu connais aujourd’hui mais déjà transformés, prêts à être consommés.
- Tu veux dire que vous donniez de l’argent pour avoir des aliments tout prêts et conservés dans ces horribles boîtes, plutôt que d’aller cueillir un fruit dans votre jardin ?
- Et oui. Tu sais, on vivait dans des grandes villes où la plupart n’avaient pas de jardin. Et même ceux qui en avaient un, ça ne suffisait pas à nourrir une famille. Seuls certains, des agriculteurs, élevaient des animaux ou cultivaient des fruits ou des céréales. Ensuite ils les vendaient à quelqu’un qui les transformait en steack, en boulettes, en confiture. Ce quelqu’un vendait à un grossiste, qui revendait à un supermarché qui nous revendait.
- Mais c’est idiot. Pourquoi vous n’achetiez pas directement à celui qui faisait pousser les fruits. Vous auriez gagné du temps !
- Comme tu dis ma poupette ! On voulait toujours plus de choses en donnant toujours moins d’argent. Alors les agriculteurs utilisaient des produits dangereux pour faire pousser les fruits plus vite et pour en vendre de plus en plus.
- C’est n’importe quoi, me coupe la fillette. Montre-moi autre chose. Ca qu’est-ce que c’est ?

Elle désigne une icône bleue avec un « f ». Facebook. Je clique. Là encore, apparaît mon mur tel qu’il devait être la dernière fois que j’ai ouvert mon ordinateur. Ce devait être fin décembre 2016. Avant qu’on entre dans la Période d’après.

Tandis que je fais glisser la souris, des mots oubliés défilent devant mes yeux : attentats, morts, daesch, classe politique, élections, unité nationale, nucléaire, innocents … Sans que je m’en rende compte, une larme coule sur mon visage. Ma petite fille ne semble plus excitée. Elle fixe la larme qui descend le long de ma joue.

- Papi, je suis assez grande maintenant. Raconte moi comment c’était et comment on a basculé dans la période d’après.

Je cherche mes mots. Elle ne peut pas comprendre. Elle vit dans un monde de paix. Pas de religion. Pas de politique. Pas de démocratie ni de dictature. Pas d’argent. Pas de bourse. Pas de riches, pas de pauvres. Pas d’attentat. Pas d’autre mort que celle que la nature apporte à force de vieillesse. Comment lui expliquer ? Je me lance :

- En 2015 et 2016 il y a beaucoup de morts : des accidents sur les routes, des avions qui s’écrasent, des maladies qu’on ne soigne pas car les remèdes sont vendus trop chers, des produits nocifs répandus partout sur terre, des gens qui meurent de faim…

Elle ne dit plus rien mais m’observe d’un air grave et attentif. Je poursuis :

- Et puis il y a les attentats. Partout, tout le temps. Ce sont eux qui ont été la goutte d’eau je crois. Le 14 juillet, celui de Nice avait laissé la France chancelante, dépassée, haineuse. On avait tué des enfants. Après il y en a eu d’autres : Francfort, Manchester, Istambul. Plus le temps passait, plus le monde semblait sombrer dans la folie. La limite a été atteinte fin décembre. Le jour de Noël, l’état islamique a réussi à faire exploser une centrale nucléaire à Dallas. La ville a été rayée de la carte en quelques secondes.

Elle est médusée. Elle ne comprend pas Noël, ni l’EI. Elle ne sait pas ce qu’était le nucléaire. Toutes ces technologies dangereuses ont été effacées de la mémoire collective. Mais pourtant elle m’invite à poursuivre.

- Donald Trump venait d’être élu président des Etats Unis. Ca faisait un mois qu’il était au pouvoir. Ce type était complètement dingue. Aussitôt il a voulu répliquer. Deux jours plus tard, une bombe atomique explosait sur le territoire de l’EI, entre la Syrie et l’Irak.

Je reprends mon souffle. Des gouttes de sueur se sont maintenant ajoutées à mes larmes.





*****
Proposition 1 : Si vous croyez en l’humanité, je vous invite à lire cette suite :

- C’était le truc de trop. Le monde entier a semblé sentir qu’il fallait agir. Il avait fallu des millions de morts pour qu’enfin une conscience collective se mette en place. Les informaticiens les plus brillants se sont regroupés et ont hacké tout ce qu’il était possible de hacker. Ils ont empêché toute communication entre les membres de daesh. Ils ont pénétré les serveurs de tous les gouvernements, de toutes les banques et ont transféré l’argent d’un compte à l’autre au gré de leurs envies. Tout est allé tellement vite que les hommes politiques, focalisés sur LEUR guerre, n’ont rien anticipé. Dans le même temps, tous les peuples sont descendus dans les rues. La jeunesse ne voulait plus de la société qu’on lui proposait. On a pillé des banques, brûlé les sièges des grandes multinationales, démonté pierre après pierre chaque bâtiment institutionnel.
- Tu y étais toi Papi ?
- Oui, ma puce, j’étais à Paris. Je revois encore très clairement le quartier de la défense en flammes. L’incendie a duré plusieurs jours. C’était de la folie ….


*******
Proposition 2 : si vous ne croyez plus en l’humanité, je vous propose plutôt cette suite :

- C’était le truc de trop. Etrangement, la terre a semblé atteindre elle aussi la limite de ce qu’elle pouvait supporter. Avant que Trump continue, avant que l’EI ne réplique, elle a mis son veto à la folie humaine. Début 2017, elle nous a montré qu’elle était la plus forte et que notre bêtise n’irait pas plus loin. 4 des plus grands volcans de la planète ont explosé pratiquement en même temps : Le Yellowstone aux Etats-Unis, le Vésuve en Italie, le Sinabung en Indonésie et le Chiveloutch en Sibérie.
- Est-ce que ce sont les bombes nucléaires qui ont fait ça ?
- Probablement pas même si les américains se sont demandés si l’explosion de Dallas n’avait pas déclenché l’éruption du Yellowstone. Mais je ne crois pas ma chérie. Et puis de toute façon, on n’a pas vraiment pu continuer à se poser des questions.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
- Eh bien la vie s’est pour ainsi dire, arrêtée. En tous cas, la vie telle qu’on la connaissait. Pendant des semaines, les 4 volcans ont craché de la lave et des cendres, obscurcissant le ciel de toute la planète. Il n’y a pas eu d’été cette année-là. Juste de longs jours gris, interminables. Toute l’économie s’est effondrée. Plus rien ne pouvait circuler, plus rien ne pouvait fonctionner : pas d’avion, pas de camion, pas d’usine, pas d’agriculture. On a vécu de nos réserves. Mais surtout on a appris à vivre autrement, avec la certitude que nous n’étions que des grains de sable, que des jouets dont la nature pouvait disposer à sa guise. Nous avons réappris à la voir, à l’estimer.

********

Elle se serre maintenant contre moi. Je sens qu’elle aussi pleure. Je referme l’ordinateur, le range dans son papier-bulle et son polystyrène puis dans son carton et dis :

- Ca suffit pour aujourd’hui, je suis épuisé. Va remettre ça où tu l’as trouvé s’il-te-plaît.

Elle ne se fait pas prier. Elle en a assez entendu. Et moi j’en ai assez dit. Je laisse tomber ma tête en arrière. Tandis que les souvenirs se bousculent, je sens que je m’assoupis peu à peu…

Quand j’ouvre à nouveau les yeux, j’ai l’impression que seules quelques minutes se sont écoulées. Pourtant l’obscurité qui a envahi la pièce me fait rapidement comprendre que j’ai dormi plusieurs heures . Je dresse l’oreille, je n’entends pas la petite. C’est étrange. Est-elle encore en train de fouiller dans les malles du grenier ? L’ordinateur est posé sur mes genoux. Je croyais lui avoir dit de le ranger. J’appuie sur une touche du clavier pour qu’il s’éveille lui aussi. La lumière diffusée par l’écran me laisse voir mes mains. Je les observe, interloqué. Ce sont les mains d’un homme jeune. Elles sont lisses, aucune ride ne les marque encore. J’ai du mal à me réveiller, mon cerveau navigue encore entre un état semi-inconscient et la pleine réalité. Je fixe alors l’écran pour essayer de comprendre ce qui m’arrive. Un fil twitter est ouvert. Il parle d’attentat à Nice, de coup d’état en Turquie, d’état d’urgence. Je glisse la souris en bas de l’écran pour faire apparaître l’horloge. 19 juillet 2016, 22h22.