- Papi !
La voix de ma petite
fille me semble arriver de très loin. Où est-elle encore allée se
fourrer ?
- Papi ! Papi !
La voix se
rapproche. Je suis assis dans mon fauteuil. Je pose mon livre sur la
petite table à côté de moi et attends que la furie arrive.
Quelques secondes plus tard, elle entre en trombe dans le salon et se
précipite sur moi. Elle est essoufflée mais parvient à articuler :
- Papi !
Regarde ce que j’ai trouvé dans le grenier. Qu’est-ce que
c’est ?
Elle pose l’objet
sur mes genoux. Je suis prêt à la gronder puisqu’elle n’est pas
autorisée à fouiller dans les malles qui sont alignées depuis des
années sous les combles, mais je reste sans voix. J’ouvre la boite
en carton défraîchie. J’enlève le polystyrène et le papier
bulle, qui à eux seuls ne manquent pas de laisser perplexe ma petite
fille, et sors de son emballage un ordinateur. C’est un petit
notebook noir. Ca doit faire 40 ans que je ne l’ai pas vu. Je le
caresse doucement pour nettoyer la poussière qui s’y est déposée
malgré les protections. Ma petite fille s’impatiente :
- Papi, c’est
quoi ?
- C’est un
ordinateur ma chérie. Je m’en servais quand j’avais une
vingtaine d’années.
- Tu veux dire …
Elle laisse sa
phrase en suspens quelques secondes avant de poursuivre :
- … pendant la
Période d’avant, c’est ça ?
- Oui, c’est
exactement ça, jeune fille.
Elle semble
surexcitée. Je ne comprends pas pourquoi les jeunes sont si fascinés
par cette Période ? Certainement parce qu’ils ne la
connaissent pas. Ils ne font que l’effleurer à travers leurs
livres d’histoire et grâce à quelques films ou documentaires qui
osent l’aborder. Mais ceux-ci sont très rares. Les générations
qui ont vécu cette Période ne veulent plus en parler. On dirait que
nous avons peur de transmettre aux enfants un virus qui les
ramèneraient vers la folie que nous avons vécue il y a 40 ans.
Pourtant, cacher
quelque chose à un jeune, il en sera d’autant plus curieux...Je
décide donc de saisir l’occasion qui m’est offerte de donner un
début d’explications à ma petite fille.
- Va me chercher un
adaptateur pour brancher cette prise, dis-je en lui montrant
l’antique fil électrique.
Dégourdie et
curieuse, elle sait exactement de quoi j’ai besoin et me ramène
rapidement le bon accessoire. Je me demande pourquoi j’ai encore
cet adaptateur, et même pourquoi on en a fabriqué un jour. Comme
quoi, les anciens ont peut-être gardé un tout petit peu de
nostalgie et ont envie de pouvoir se replonger dans leur vie passée
s’ils le souhaitent.
Je branche
l’ordinateur qui s’allume rapidement. Etonnant comme il
fonctionne encore bien après si longtemps. Je ne sais pas s’il va
être capable de se connecter à l’actuel réseau internet.
Celui-ci est tellement plus sophistiqué. En effet, un « pop-up »,
comme on le disait à l’époque, m’indique « connexion WIFI
échouée. Veuillez réessayer ».
- C’est quoi du
WIFI ?, déchiffre la fillette.
- C’est ce qui
nous permettait d’aller sur internet.
- C’était votre
téléphone alors ?
Elle a déjà vu ce
mot dans des livres et n’en comprend pas trop la portée.
Aujourd’hui, le Réseau, comme on le nomme, ne sert qu’à
communiquer. Ses ondes sont sans aucun danger pour l’homme et il
permet de se parler par écran interposé. Plus de téléphone,
d’ordinateur, de tablette, nous avons seulement un écran dans le
salon qui nous sert à appeler notre famille ou à regarder un film.
Nous ne ressentons plus le besoin incessant d’être connecté et
d’avoir à portée de main un outil de communication. Il reste à
la maison et cela nous convient très bien. Je finis par répondre :
- Internet me
permettait de faire beaucoup de choses à cette Période. On écoutait
de la musique, on regardait des films, on s’envoyait des messages,
on consultait notre compte en banque, on achetait des choses, on
faisait nos courses…
Elle m’interrompt :
- Je ne comprends
rien. C’est quoi « faire des courses » ou « consulter
son compte j’sais pas quoi » ?
Je double-clique
sur l’icône du navigateur internet, retrouvant mes anciens
réflexes. Une page blanche s’affiche avec au milieu la barre de
recherche google. Inutile d’essayer d’y saisir quelque chose, il
n’y a pas de connexion… Et puis, google n’existe plus depuis
bien longtemps ! Je referme et essaie d’ouvrir les différentes
applications. D’abord celle de ma banque puisqu’on vient d’en
parler. Une série de chiffres apparaît.
- Quand j’étais
jeune, tout le monde mettait son argent sur un compte en banque.
Regarde, ajouté-je en riant, moi j’avais moins 122 euros sur le
mien.
- Comment tu pouvais
avoir quelque chose en moins ? Si c’est moins que zéro, ça
n’existe pas ?
- C’est vrai ma
puce. Tu as tout à fait raison. Mais tout était comme ça en 2016 :
on achetait plein de choses en payant avec de l’argent virtuel.
Tout transitait par les ordinateurs. Certains gagnaient beaucoup
d’argent comme ça.
- Et ils en
faisaient quoi de cet « argent » ? demande-t-elle
comme s’il s’agissait d’un gros mot.
- Ils achetaient de
nouvelles choses.
-Et ils faisaient
quoi avec ces nouvelles choses ? Ca pouvait être quoi par
exemple ?
- Des meubles, des
maisons, des voitures, des livres, des voyages, de la nourriture …
- De la nourriture ?
Il fallait donner ce que tu appelles de l’argent pour manger ?
- Oui, tu achetais
de quoi te nourrir dans les supermarchés, réels ou virtuels.
La petite est
effarée. Pour essayer de lui faire comprendre, j’ouvre
l’application de mon supermarché en ligne. A l’écran s’affiche
la page telle qu’elle était le jour où je l’ai fermée il y a
40 ans : une liste de courses est prête. De la bière, des
pâtes, des chips. Une vraie liste d’étudiant ! La petite
regarde les images sans comprendre.
- Mais qu’est-ce
que c’est que ces aliments ? Il y a des boites bizarres !
- La même chose que
ce que tu connais aujourd’hui mais déjà transformés, prêts à
être consommés.
- Tu veux dire que
vous donniez de l’argent pour avoir des aliments tout prêts et
conservés dans ces horribles boîtes, plutôt que d’aller cueillir
un fruit dans votre jardin ?
- Et oui. Tu sais,
on vivait dans des grandes villes où la plupart n’avaient pas de
jardin. Et même ceux qui en avaient un, ça ne suffisait pas à
nourrir une famille. Seuls certains, des agriculteurs, élevaient des
animaux ou cultivaient des fruits ou des céréales. Ensuite ils les
vendaient à quelqu’un qui les transformait en steack, en
boulettes, en confiture. Ce quelqu’un vendait à un grossiste, qui
revendait à un supermarché qui nous revendait.
- Mais c’est
idiot. Pourquoi vous n’achetiez pas directement à celui qui
faisait pousser les fruits. Vous auriez gagné du temps !
- Comme tu dis ma
poupette ! On voulait toujours plus de choses en donnant
toujours moins d’argent. Alors les agriculteurs utilisaient des
produits dangereux pour faire pousser les fruits plus vite et pour en
vendre de plus en plus.
- C’est n’importe
quoi, me coupe la fillette. Montre-moi autre chose. Ca qu’est-ce
que c’est ?
Elle désigne une
icône bleue avec un « f ». Facebook. Je clique. Là
encore, apparaît mon mur tel qu’il devait être la dernière fois
que j’ai ouvert mon ordinateur. Ce devait être fin décembre
2016. Avant qu’on entre dans la Période d’après.
Tandis que je fais
glisser la souris, des mots oubliés défilent devant mes yeux :
attentats, morts, daesch, classe politique, élections, unité
nationale, nucléaire, innocents … Sans que je m’en rende compte,
une larme coule sur mon visage. Ma petite fille ne semble plus
excitée. Elle fixe la larme qui descend le long de ma joue.
- Papi, je suis
assez grande maintenant. Raconte moi comment c’était et comment on
a basculé dans la période d’après.
Je cherche mes mots.
Elle ne peut pas comprendre. Elle vit dans un monde de paix. Pas de
religion. Pas de politique. Pas de démocratie ni de dictature. Pas
d’argent. Pas de bourse. Pas de riches, pas de pauvres. Pas
d’attentat. Pas d’autre mort que celle que la nature apporte à
force de vieillesse. Comment lui expliquer ? Je me lance :
- En 2015 et 2016 il
y a beaucoup de morts : des accidents sur les routes, des avions
qui s’écrasent, des maladies qu’on ne soigne pas car les remèdes
sont vendus trop chers, des produits nocifs répandus partout sur
terre, des gens qui meurent de faim…
Elle ne dit plus
rien mais m’observe d’un air grave et attentif. Je poursuis :
- Et puis il y a les attentats. Partout, tout le temps. Ce sont eux qui ont été la
goutte d’eau je crois. Le 14 juillet, celui de Nice avait laissé
la France chancelante, dépassée, haineuse. On avait tué des
enfants. Après il y en a eu d’autres : Francfort,
Manchester, Istambul. Plus le temps passait, plus le monde semblait
sombrer dans la folie. La limite a été atteinte fin décembre. Le
jour de Noël, l’état islamique a réussi à faire exploser une
centrale nucléaire à Dallas. La ville a été rayée de la carte en
quelques secondes.
Elle est médusée.
Elle ne comprend pas Noël, ni l’EI. Elle ne sait pas ce qu’était
le nucléaire. Toutes ces technologies dangereuses ont été effacées
de la mémoire collective. Mais pourtant elle m’invite à
poursuivre.
- Donald Trump
venait d’être élu président des Etats Unis. Ca faisait un mois
qu’il était au pouvoir. Ce type était complètement dingue.
Aussitôt il a voulu répliquer. Deux jours plus tard, une bombe
atomique explosait sur le territoire de l’EI, entre la Syrie et
l’Irak.
Je reprends mon
souffle. Des gouttes de sueur se sont maintenant ajoutées à mes
larmes.
*****
Proposition 1 :
Si vous croyez en l’humanité, je vous invite à lire cette suite :
- C’était le truc
de trop. Le monde entier a semblé sentir qu’il fallait agir. Il
avait fallu des millions de morts pour qu’enfin une conscience
collective se mette en place. Les informaticiens les plus brillants
se sont regroupés et ont hacké tout ce qu’il était possible
de hacker. Ils ont empêché toute communication entre les membres de
daesh. Ils ont pénétré les serveurs de tous les gouvernements, de
toutes les banques et ont transféré l’argent d’un compte à
l’autre au gré de leurs envies. Tout est allé tellement vite que
les hommes politiques, focalisés sur LEUR guerre, n’ont rien
anticipé. Dans le même temps, tous les peuples sont descendus dans
les rues. La jeunesse ne voulait plus de la société qu’on lui
proposait. On a pillé des banques, brûlé les sièges des grandes
multinationales, démonté pierre après pierre chaque bâtiment
institutionnel.
- Tu y étais toi
Papi ?
- Oui, ma puce,
j’étais à Paris. Je revois encore très clairement le quartier de
la défense en flammes. L’incendie a duré plusieurs jours. C’était
de la folie ….
*******
Proposition 2 :
si vous ne croyez plus en l’humanité, je vous propose plutôt
cette suite :
- C’était le truc
de trop. Etrangement, la terre a semblé atteindre elle aussi la
limite de ce qu’elle pouvait supporter. Avant que Trump continue,
avant que l’EI ne réplique, elle a mis son veto à la folie
humaine. Début 2017, elle nous a montré qu’elle était la plus
forte et que notre bêtise n’irait pas plus loin. 4 des plus grands
volcans de la planète ont explosé pratiquement en même temps :
Le Yellowstone aux Etats-Unis, le Vésuve en Italie, le Sinabung en
Indonésie et le Chiveloutch en Sibérie.
- Est-ce que ce sont
les bombes nucléaires qui ont fait ça ?
- Probablement pas
même si les américains se sont demandés si l’explosion de Dallas
n’avait pas déclenché l’éruption du Yellowstone. Mais je ne
crois pas ma chérie. Et puis de toute façon, on n’a pas vraiment
pu continuer à se poser des questions.
- Qu’est-ce qu’il
s’est passé ensuite ?
- Eh bien la vie
s’est pour ainsi dire, arrêtée. En tous cas, la vie telle qu’on
la connaissait. Pendant des semaines, les 4 volcans ont craché de la
lave et des cendres, obscurcissant le ciel de toute la planète. Il
n’y a pas eu d’été cette année-là. Juste de longs jours gris,
interminables. Toute l’économie s’est effondrée. Plus rien ne
pouvait circuler, plus rien ne pouvait fonctionner : pas
d’avion, pas de camion, pas d’usine, pas d’agriculture. On a
vécu de nos réserves. Mais surtout on a appris à vivre autrement,
avec la certitude que nous n’étions que des grains de sable, que
des jouets dont la nature pouvait disposer à sa guise. Nous avons
réappris à la voir, à l’estimer.
********
Elle se serre maintenant contre moi. Je sens qu’elle aussi pleure. Je referme
l’ordinateur, le range dans son papier-bulle et son polystyrène
puis dans son carton et dis :
- Ca suffit pour
aujourd’hui, je suis épuisé. Va remettre ça où tu l’as trouvé
s’il-te-plaît.
Elle ne se fait pas
prier. Elle en a assez entendu. Et moi j’en ai assez dit. Je laisse
tomber ma tête en arrière. Tandis que les souvenirs se bousculent,
je sens que je m’assoupis peu à peu…
Quand j’ouvre à
nouveau les yeux, j’ai l’impression que seules quelques minutes
se sont écoulées. Pourtant l’obscurité qui a envahi la pièce me
fait rapidement comprendre que j’ai dormi plusieurs heures . Je
dresse l’oreille, je n’entends pas la petite. C’est étrange.
Est-elle encore en train de fouiller dans les malles du grenier ?
L’ordinateur est posé sur mes genoux. Je croyais lui avoir dit de
le ranger. J’appuie sur une touche du clavier pour qu’il
s’éveille lui aussi. La lumière diffusée par l’écran me
laisse voir mes mains. Je les observe, interloqué. Ce sont les mains
d’un homme jeune. Elles sont lisses, aucune ride ne les marque
encore. J’ai du mal à me réveiller, mon cerveau navigue encore
entre un état semi-inconscient et la pleine réalité. Je fixe alors
l’écran pour essayer de comprendre ce qui m’arrive. Un fil
twitter est ouvert. Il parle d’attentat à Nice, de coup d’état
en Turquie, d’état d’urgence. Je glisse la souris en bas de
l’écran pour faire apparaître l’horloge. 19 juillet 2016,
22h22.