Lucie,
été 2008
Appuyée
à la rambarde de ma terrasse, je souffle la fumée de ma cigarette
en laissant échapper un soupir. Me voilà à nouveau seule un samedi
soir. Ce n’est pas vraiment ce que j’avais imaginé il y a
quelques mois. Les souvenirs se frayent un chemin dans mes pensées.
Je me revois recevant ce courrier de Lucas.
C’était
il y a pas loin de deux ans. J’avais été transportée de joie et
avais passé un week-end merveilleux en Alsace. Le concert, les deux
jours avec LUI. Il avait choisi de me faire revenir et j’avais
décidé de me laisser enfin aller au bonheur sans trop me poser de
questions. J’avais suivi les conseils de Sandrine et profité à
fond. Elle-même s’était rapidement installée à Strasbourg. Moi
j’avais continué les allers-retours après cette première fois.
Je connaissais la route par cœur. Nous la prenions à tour de rôle.
Parfois il me quittait à quatre heures du matin pour rejoindre son
boulot à huit heures. Je le faisais aussi. J’avais l’impression
de retrouver ma jeunesse. Nous nous aimions comme des fous, comme des
adolescents.
Après
quelques temps les choses avaient suivi leur cours et nous avions
envisagé la possibilité de vivre ensemble. Léna l’avait
rencontré régulièrement et ils s’entendaient à merveille. Lucas
jouait souvent avec elle et il semblait prendre plaisir à s’en
occuper. C’était sa petite poupée, comme il l’appelait
souvent. Je le vois encore le soir où il m’avait proposé de venir
le rejoindre. Nous étions dans ma maison, assis sur mon canapé.
—
Tu
serais prête à la quitter cette maison ?
—
Je
ne sais pas. Pourquoi tu ne reviendrais pas plutôt dans les
Ardennes ?
Lucas
avait argumenté pendant des heures, il m’avait expliqué qu’il
ne pouvait pas quitter Strasbourg, que son groupe tournait bien,
qu’ils avaient de bons contacts et qu’il ne pouvait pas les
lâcher alors qu’ils étaient tout près de réussir ce pour quoi
ils travaillaient depuis des années. En effet, après leur concert à
la Laiterie, beaucoup d’autres s’étaient enchaînés, jusqu’à
une sélection l’année suivante pour le Printemps de Bourges. Là,
ils avaient rencontrés un célèbre groupe de rock français qui les
avaient pris sous leurs ailes. Ils leur avaient proposé de faire
leurs premières parties pendant toute leur tournée et les avaient
introduits auprès de leur maison de disque.
Impossible
donc pour moi de lui demander de sacrifier cette carrière naissante
pour revenir à Sedan. Je savais que Lucas m’en aurait voulu si je
l’avais obligé à faire cela alors j’avais cédé. J’avais
posé des candidatures dans tout le Bas-Rhin à la rentrée suivante
et obtenu un poste satisfaisant dans une école primaire de
Strasbourg à la rentrée 2007.
Je n’avais jamais bougé de Sedan avant cela et avec un enfant et
un rapprochement de conjoint, cela n’avait pas été
trop compliqué.
J’étais
consciente en partant que Lucas serait régulièrement absent en
raison de ses concerts mais je ne pensais pas vraiment que ce serait
à ce point. Les premières parties de XXX leur avaient amené une
certaine notoriété et l’album, finalisé fin 2007, avait eu un
succès immédiat. Les groupes de rock français avaient la cote
à cette période. La chute de Noir Désir quelques années plus tôt
avait laissé un vide qui ne demandait qu’à être comblé.
Je
trouvais néanmoins que la maison de disque avait exigé de YYY des
changements de style un peu trop marqués.
Le rock festif qu’ils proposaient la première fois que je les
avais vus à Metz s’était de plus en plus édulcoré pour devenir
plus populaire et
être plus facilement diffusé sur les radios. Cela avait fonctionné
d’ailleurs, leur premier single tournait en boucle sur les ondes.
Lucas avait du mal à accepter mes critiques. Il disait qu’il ne
voyait pas de changement dans leur style, que j’étais de mauvaise
foi. J’avais arrêté d’insister.
Il
était grisé par ce succès naissant. Les ventes de l’album
continuaient à augmenter au fil des sorties de singles
et au printemps de l’année suivante, cette
année en l’occurrence, Lucas m’avait fait la surprise de louer
un nouvel appartement. Il avait tout organisé sans rien me dire et
le jour de mon anniversaire il m’y avait emmenée. Yeux bandés,
repas aux chandelles sur la terrasse sur laquelle je me trouve en ce
moment, massages et nuit torride ne m’avaient pas laissé d’autre
choix que celui de craquer sur ce magnifique logement.
Une
cuisine dernier cri, un immense salon cerné de baies vitrées qui
s’ouvrent sur une terrasse offrant une vue imprenable sur la
cathédrale de Strasbourg. Une chambre et une salle de jeux pour
Léna. Une suite parentale,
comme Lucas se plaît à l’appeler, spacieuse et lumineuse. Le tout
à dix minutes à pieds de l’école où je travaille et où est
inscrite Léna. Cet appartement est un rêve éveillé. Un bien que
je pensais ne pouvoir jamais m’offrir. D’ailleurs, ce n’est pas
vraiment moi qui me le suis offert. Les revenus de Lucas contribuent
largement à son financement tandis que mon salaire d’instit est
anecdotique. Néanmoins, voulant garder une certaine forme
d’indépendance, j’avais insisté pour en payer une partie. Je ne
voulais pas dépendre intégralement de lui.
Quoiqu’il
en soit, et aussi idyllique que puisse paraître ce tableau, je n’ai
pas vraiment le moral ce soir. J’ai passé la journée seule car
YYY jouait à Belfort et ils sont partis tôt ce matin. La nuit est
maintenant bien avancée mais je ne parviens pas à dormir. Comment
vais-je faire quand la tournée à proprement parlé aura commencée ?
A compter du mois prochain, Lucas sera parti plusieurs jours par
semaine. Il reviendra uniquement quand il aura quelques jours entre
deux concerts. Je déteste rester seule. Une peur sourde s’insinue
souvent en moi quand la nuit s’installe. C’est l’héritage que
m’a si gentiment laissé Manu…
Manu.
Je ne devrais pas penser à lui. Après l’agression qu’il m’a
fait subir j’ai fait des cauchemars pendant de longues semaines.
Heureusement que mon frère Michaël
et son ami Eric sont restés chez mois aussi longtemps que cela a été
nécessaire. Les cauchemars ont fini par s’estomper. Comme Lucas
venait souvent le week-end ou que je le passais à Strasbourg,
Michaël et Eric ont fini par quitter la maison pour s’installer
tous les deux. Il fallait bien que je m’en sorte seule.
J’ai
revu Manu uniquement lors de son procès, environ un an après
l’agression. Il avait passé ces douze mois en détention
provisoire. Je les avais passés heureuse d’être avec Lucas mais
angoissée quand j’étais seule à la maison. Cela aussi avait
d’ailleurs été un argument de choc pour que Lucas me persuade de
le suivre. Il me disait que je ne pourrais pas tourner complètement
la page tant que je serais dans les lieux où cela s’était passé.
Il n’avait pas tout à fait tort car la vie à Strasbourg m’avait
fait du bien.
Je
venais juste d’y emménager quand j’ai reçu ma convocation pour
le procès. Il m’a fallu retourner à Reims. Heureusement, cela a
été très court. J’avais choisi d’accepter de qualifier ce qui
s’était passé comme une simple
agression sexuelle afin
que Manu n’ait pas un procès en cour d’assises. Pas de jury
populaire, pas de défilé de témoins à la barre, ça me paraissait
plus supportable, à la fois pour moi et pour lui. La peine n’en
avait pas pour autant été
plus légère puisqu’il avait écopé de quatre ans de prison dont
trois fermes.
Il
m’arrivait régulièrement, comme ce soir, de penser à lui. Il
devait être au fond de sa cellule en ce moment. Je me tourne vers
l’appartement dont les lumières sont allumées. Ne suis-je pas moi
aussi dans une prison ? Beaucoup plus dorée que celle de Manu,
mais une prison quand même.
Je
secoue la tête pour chasser ces
pensées et prend une nouvelle cigarette dans le paquet posé sur la
table près de moi. La solitude ne m’aide pas dans mes projets
régulièrement avortés d’arrêter de fumer. Je
m’appuie à nouveau sur la rambarde et observe la ville en dessous
de moi. Tout est calme à cette heure. De temps à autre, je perçois
des cris, quelques éclats de rire de jeunes probablement alcoolisés.
Perdue dans mes rêveries, je n’ai pas entendu la porte-fenêtre
s’ouvrir et Lucas se glisse jusqu’à moi sans que je m’en rende
compte. Ce n’est que lorsqu’il soulève mes cheveux pour
m’embrasser dans le cou que je sursaute.
—
Lucas !
Mais tu es fou de me
faire une peur pareille !
— Mon
amour ! J’adore te surprendre.
— Comment
s’est passé ce concert ?
— Bien.
Mais on s’en moque, ajoute-t-il en m’embrassant avec fougue. Tu
m’as trop manqué !
Il
m’a tournée vers lui et continue à picorer mon cou de ses
baisers, tout en me caressant le dos avec sensualité. Je le laisse
faire quand il enlève mon gilet et fait glisser la fermeture éclair
de ma robe. Je me retrouve très vite en sous-vêtements, au beau
milieu de ma terrasse mais je ne pense pas une seconde à
l’éventualité qu’un voisin nous aperçoive. Comme toujours, ses
regards m’ont envoûtée et j’ai oublié les doutes qui me
tenaillaient en son absence. Quand il est avec moi, tout n’est que
pur bonheur. Je m’empresse donc de le déshabiller à son tour et
lui rend ses baisers. Il m’assoit sur la table du salon de jardin
pour me faire l’amour. C’est comme ça avec lui, peu importe le
lieu ou le moment, il cède à ses envies sans se poser de questions.
Et j’adore ça !