Chapitre
1
Les
passages
A l’abri derrière une rangée d’immenses sapins, je regarde les
alentours avec une certaine appréhension. Je connais pourtant par
cœur cette zone à l’ouest de Wissembourg. La ville est à une
dizaine de kilomètres mais d’ici rien ne permet de le savoir.
J’aperçois mon ami Georges, quelques arbres plus loin ainsi que
les autres passeurs qui se sont joints à nous pour la mission
d’aujourd’hui. Devant nous, la forêt se poursuit sur une dizaine
de mètres. Puis il y a une zone dégagée qui s’étend jusqu’au
Mur. Malgré la pleine lune, seule une faible lueur nous parvient à
travers l’épaisse couche de pollution qui stagne depuis des mois
au dessus de nos têtes. Il nous arrive régulièrement de devoir
porter un masque pour éviter de respirer trop de ces particules
nocives. Ce soir c’est supportable. Une brise légère rend l’air
presque respirable. Je jette un coup d’œil à ma montre. Trois
heures douze. Je plisse les yeux pour apercevoir la petite porte par
laquelle ils devraient arriver. Encore un quart d’heure de patience
tout au plus. Pour le moment, tout est calme. Je n’ai pas vu le
moindre signe de mouvement et j’espère qu’aucun traqueur ne se
cache tout comme nous dans cette sombre forêt.
Je
déteste ces instants d’attente. On a le temps de penser, le temps
de se demander ce qu’il va se passer, combien de pertes nous aurons
cette fois-ci. J’ai l’impression que l’air est lourd, comme si
notre environnement ressentait la pression de ce que l’on va vivre
dans quelques minutes.
Une
faible lumière me sort de mes pensées. Un simple clignotement.
C’est le signal. Je fais un geste de la main en direction de
Georges qui est déjà en train de sortir sa lampe. Il répond en
l’allumant puis l’éteignant puis l’allumant à nouveau. Je
glisse hors de ma cachette et m’avance vers la fin de la ligne
d’arbres. Tant que je serai dans la forêt, je serai protégé.
Ensuite les choses sérieuses vont démarrer. Je me lance néanmoins,
habitué maintenant à ces gestes maintes fois répétés. Depuis que
je me suis engagé, je dois avoir fait passer plus de deux-cents
personnes. J’en ai perdu cinq. Ce n’est pas énorme en proportion
mais c’est toujours beaucoup trop. Je connais par cœur les
endroits où on a le plus de chances de passer sans croiser de
traqueurs mais parfois, il y a un raté dans le plan. Je verrai
toujours le visage de cette petite allemande, une jolie poupée
blonde dont les grands yeux bleus se sont fermés sous les cris
éperdus de sa mère. Une seule balle avait été tirée cette
nuit-là et elle avait tué une innocente enfant, une de plus. Stop,
il ne faut pas que je pense à elle maintenant où je vais perdre ma
concentration.
Je
suis maintenant à la limite des arbres. J’entends les
chuchotements des réfugiés qui se tassent le long du mur après
avoir passé la porte. On a beau leur expliquer les dangers, ils
n’ont pas l’air de vraiment réaliser, sauf quand le bruit des
balles commence à siffler à leurs oreilles. Je me glisse hors de la
protection de la forêt et file en courant jusqu’au Mur. Il me faut
à peine vingt secondes pour l’atteindre. Ils sont une quinzaine,
alignés, accroupis pour être moins visibles.
Je
demande :
—
Qui
d’entre vous est le passeur ?
Je
ne peux retenir un geste de surprise quand une voix féminine me
répond.
—
C’est
moi, souffle-t-elle en s’approchant.
Je
l’observe avec attention. Elle semble petite, ses cheveux et ses
yeux sont sombres. Je distingue à peine les traits de son visage
dans la pénombre. Pourtant, je garde un
instant les yeux braqués sur cette
silhouette que je ne connais pas.
—
Je
m’appelle Julia. On fait quoi ? J’ai pas vraiment
l’intention de camper ici, poursuit-elle dans un français parfait,
simplement agrémenté d’un singulier accent italien.
—
Tu
as raison, allons-y. Dis-leur de nous suivre. Quelle langue
parlent-ils ?
—
Un
peu de tout. Il y a trois italiens comme moi, deux tchèques, une
famille de polonais avec deux jeunes enfants et un couple de
libanais.
—
Des
libanais ? Mais que viennent-ils faire ici ?
—
Apparemment
ils vivaient en France avant avec leurs enfants. Ceux-ci ont pu
rester puisqu’ils étaient nés sur le territoire mais eux ont été
expulsés. Ils ont pu avoir des nouvelles de leurs enfants récemment.
Il semble qu’ils se soient installés en Belgique. Ils essaient
donc de les rejoindre.
—
Quel
risque ! Ils auraient pu se contenter de les savoir en sûreté
en Belgique. Mais peu importe, il faut y aller.
Je
me tourne vers le groupe, mets un doigt devant ma bouche pour leur
intimer de se taire et leur fais signe de me suivre. Julia fermera la
marche. Il y a peu de femmes chez les passeurs mais celles qui ont
intégré
nos rangs se sont toujours
montrées à
la hauteur. Il semble que cela va être le cas pour celle-ci. Elle
n’a pas l’air effrayée. Elle passe une main dans les cheveux de
la petite polonaise pour la rassurer avant d’aller prendre la place
en bout de file.
Je
suis presque en sécurité quand le premier coup de feu retentit. Il
fauche un des trois italiens qui tombe aussitôt. Des cris
retentissent. Je leur
souffle de se taire. Déjà Georges et mes autres compagnons sont
sortis de la forêt. Je vois Georges partir en courant dans la
direction d’où venait le tir. Un autre retentit mais manque sa
cible. Il faut qu’on se dépêche.
Tout
le monde s’est figé et jeté par terre, respectant cette fois à
la lettre les consignes qui leur ont été données. Je leur fais
signe de bouger et de
ramper vers les bois. Tous s’exécutent. J’entends les sanglots
de la jeune maman qui a toujours sa petite fille dans ses bras. Elle
baragouine dans sa langue. Je ne parle pas le polonais mais sa
litanie ressemble fort à une prière.
Il n’y a pas grand-chose d’autre à
faire que cela d’ailleurs. Prier pour que Georges et les autres
parviennent à retrouver le ou les traqueurs avant qu’ils aient le
temps de faire un carnage.
Toute
ma marchandise est maintenant dans le bois. Drôle de terme pour
désigner des êtres humains mais c’est comme cela qu’on les
appelle entre nous, surtout quand on parle en public. Cela évite
d’éveiller les soupçons. Le marché noir est bien moins risqué
que de faire passer des européens vers les pays libres. Je dis à
Julia de les faire avancer droit devant. Des voitures
les attendent un peu plus loin.
—
Tu
ne viens pas avec nous ? Me demande-t-elle.
—
Je
récupère le blessé et je vous rejoins. Filez, pour le moment on ne
s’en sort pas trop mal mais il faut faire vite.
Je
rampe à nouveau à découvert. Une
balle siffle juste au-dessus de moi. Je soupire et essaie de me
plaquer encore un peu plus sur le sol boueux. Heureusement qu’on a
affaire à un mauvais tireur. En général, ils sont excellents. Mais
ces derniers temps, je pense que les besoins de traqueurs sont
tellement importants que la Coalition n’a plus le temps de les
former suffisamment. Tant mieux pour nous.
Le
jeune italien gît à quelques mètres. Je me glisse jusqu’à lui.
J’entends des tirs mais ils ne viennent pas dans ma direction. Les
autres ont dû trouver le traqueur. C’est le moment d’en
profiter. J’attrape le jeune homme en lui parlant dans sa langue. A
force de fréquenter toutes les nationalités, je commence à me
débrouiller pour parler avec certains
d’entre eux. Il a été touché en
haut de la cuisse. Je le soutiens jusqu’à l’abri des arbres. Une
fois là, je l’allonge à nouveau sur le sol, il perd beaucoup de
sang. Il faut que je ralentisse le saignement avant d’aller plus
loin. Je sors de mon sac de quoi lui faire un garrot et me met au
travail. Ça aussi j’ai appris à le
faire sur le tas. La première fois, il m’avait fallu un temps
infini. Mes mains tremblaient et je ne parvenais pas à serrer le
garrot. La nausée m’avait rapidement gagné et j’avais vomi
comme cela ne m’était pas arrivé depuis mon enfance, au
temps où les épidémies de gastro-entérite nous semblaient un
problème insurmontable. Aujourd’hui,
mes gestes sont sûrs et en quelques minutes, ma marchandise est
prête à poursuivre le chemin.
Nous
nous faufilons à travers les arbres jusqu’au point de rendez-vous.
Une seule voiture est là. Nous y montons rapidement et la voiture
s’élance.
Je pense à Georges et aux autres. Ils devront fuir à pieds. Je sais
que mon ami peut y arriver. Nous avons déjà dû faire face à ce
genre de scénario et il s’en est toujours sorti. Et les consignes
sont strictes. Nous ne devons pas attendre les autres. C’est
déjà un miracle que toutes les
voitures ne soient pas parties sans nous. Je comprends vite que c’est
grâce à Julia. Edmund, le chauffeur semble fâché. Julia est
assise à ses côtés. Elle parle à toute vitesse à son compatriote
et je ne parviens à saisir que quelques bribes de la conversation.
Assez pour savoir qu’Edmund voulait partir mais qu’elle ne l’a
pas laissé faire. Soudain, elle parle en français.
—
Je
savais que vous viendriez vite mais il voulait partir.
—
C’est
normal, ce sont les règles. On sauve ceux qu’on peut mais on
n’attend pas les retardataires.
—
Mais
c’est ignoble.
—
On
n’a pas le choix. Imagine toi que les traqueurs nous aient suivis.
On serait tous morts.
—
Mais
ce n’est pas le cas, se renfrogne-t-elle.
—
C’est
ta première mission ?
—
Ça
se voit tant que ça ? Soupire-t-elle.
Son accent est décidément
très plaisant et la lueur du plafonnier de la voiture, qu’elle a
allumé pour observer l’état de santé de notre marchandise, me
laisse voir un visage absolument magnifique. Ses traits sont fins et
délicats. Ses lèvres pincées me font prendre conscience qu’elle
a dû avoir peur, malgré l’aplomb dont elle a fait preuve
jusqu’ici. Maintenant que l’adrénaline est redescendue,
l’inquiétude reprend le dessus. Je tente donc de la rassurer.
—
Ne
t’en fais pas, tu as été parfaite. Rares sont les passages où on
ne déplore aucune perte. Tu apprendras à t’endurcir, rassure toi.
—
Je
ne sais pas si j’en ai envie. J’étais au courant que les
traqueurs tiraient sans sommation et sans scrupule. Mais c’est
autre chose de le voir de ses yeux.
—
Il
va falloir t’y faire si tu veux rester avec nous.
—
Je
sais.
—
Ne
t’en veux pas trop, j’étais comme toi la première fois.
—
C’est
vrai ? Ça
fait combien de temps ?
—
Quelques
années maintenant. J’ai commencé très vite. On a quitté la
France avec mes parents après les premières expulsions. Déjà à
ce moment-là, j’aidais les non-natifs à passer d’un pays à
l’autre jusqu’aux zones libres. Mais c’était moins dangereux à
l’époque. Ensuite, quand la libre-circulation a été bannie, les
traqueurs sont arrivés. Et beaucoup de ceux qui n’avaient pas
compris assez tôt et n’avaient pas fui s’en mordaient les
doigts. Alors on les a aidés.
—
Moi,
depuis le sud de l’Italie, je voyais ça de loin. Pour nous, les
choses n’avaient pas vraiment changées.
—
D’où
viens-tu exactement ?
—
De
Napoli. Ce n’est que quand j’ai été personnellement confrontée
aux horreurs que je me suis rendue compte de la situation.
—
Qu’est-ce
qui s’est passé ?
—
Mon
frère est comme toi, il s’est engagé dès qu’il a vu ce qu’il
se passait chez nos voisins. Malheureusement, il y a laissé sa vie.
On a été appelés juste avant sa mort. J’ai
pu monter à Milan pour le voir. Il m’a raconté tout,
dans le moindre détail.
Tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait subi. Les blessés
qu’il avait portés
sur son dos. Les cadavres qu’il avait abandonnés
derrière lui. Quand il a succombé quelques jours plus tard, j’étais
décidée à prendre le relais. Ma mère et mon ami Marco ont tout
fait pour me dissuader mais je suis têtue.
—
C’est
très courageux de ta part.
Je
l’admire
sincèrement même si je vois bien aussi
sa fragilité. Elle n’est
qu’une gamine qui a grandi loin de tout ça. Moi j’avais eu le
temps de me préparer. J’avais mûri ma décision alors qu’elle
s’est
engagée sur une impulsion. Mais je sens malgré tout une certaine
force derrière son apparence. Elle fera sûrement une bonne
passeuse. L’humanité et l’empathie sont
des éléments essentiels pour réussir.
—
Vous
devriez vous reposer un peu, ajouté-je,
en m’adressant autant à elle qu’au jeune homme assis à côté
de moi. Nous en avons pour environ quatre heures. Ensuite, il faudra
attendre la nuit prochaine pour passer en Belgique.
—
A
quelle frontière passerons-nous ?
—
Tu
le verras en arrivant. Inutile que vous le sachiez. Si on est
arrêtés,
ils nous tortureront pour le savoir alors autant que vous n’ayez
rien à leur dire. Ça vaut mieux pour le reste du convoi.
Julia
soupire tandis que le jeune homme me fixe avec effroi.
—
Allez,
fermez les yeux. Edmund sait exactement où il doit aller. Et pour le
reste, il sera toujours temps de s’en
inquiéter le moment venu.
Suivant
mon propre conseil, je pose ma tête contre la vitre et ferme mes
paupières. Je sais que je ne dormirai pas mais il faut au moins que
je me repose un peu. La nuit prochaine sera encore longue. Au moins,
je sais qu’à l’issue je pourrai passer saluer mes parents et
pourquoi pas y rester quelques jours. J’espère
que Georges pourra nous y rejoindre rapidement. Ils
sont rares les moments où je vais dans ce coin. C’est pourtant là
que j’ai commencé mais au fur et à mesure, il a fallu que je me
déplace à travers toute l’Europe pour passer de plus en plus de
monde. Il faut dire que dans la plupart
des pays de la Coalition, beaucoup sont en danger. Il ne faut pas
faire grande chose pour apparaître dans la liste noire des
gouvernements. Par contre, je suis
toujours surpris du nombre de personnes qui prennent des risques pour
retrouver un proche ou pour l’espoir d’un avenir meilleur dans un
pays libre. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ? Quand
on pouvait encore circuler. Quand on nous invitait même à quitter
nos pays si les règles de la Coalition ne nous convenaient pas.
Comme presque toujours dans ces
circonstances, quand les heures de route défilent devant moi et que
j’ai le temps de penser, la même question revient
me hanter. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Chapitre
2
Au
commencement
Je
crois que l’année charnière avait été 2017. J’avais quinze
ans à cette période. Cela faisait un moment qu’un changement
s’installait dans notre monde. Les excès de la mondialisation et
du capitalisme outrancier répandaient un souffle morbide. Ajouter à
cela les attentats des minorités djihadistes, la peur prenait le
dessus. Les États-Unis avaient été les premiers à sombrer dans le
chaos. Dès son élection, Trump s’était déchaîné à coup de
décrets qui n’avaient fait qu’élargir les failles qui étaient
apparues dans la société. Il avait construit le premier mur. Il
avait exclu de son pays certaines populations. Sa politique avait
semblé efficace au début. L’économie américaine était
redevenue florissante en 2017. La construction du mur avec le
Mexique, puis d’un autre avec le Canada dont le premier ministre
s’acharnait à tenir tête à Trump, avait créé des emplois.
L’expulsion des étrangers non-natifs des US avaient été entamée
rapidement et avait libéré de nombreux postes. Si on ne cherchait
pas trop loin, on pouvait croire que son protectionnisme était
efficace. Plusieurs pays européens avaient des élections à cette
période et les réussites de Trump permirent à tous les extrêmes
de passer.
La
France, l’Autriche, l’Allemagne ouvrirent la marche par des
élections qui étaient encore démocratiques. Dans les anciens pays
de l’Union Soviétique, ce furent des putchs.
Les
nouveaux gouvernements s’attaquèrent aux pays qu’ils accusaient
d’être responsables des attentats. Il n’y en avait pas eu depuis
2016 mais les rancunes étaient tenaces. Cette fois, les dirigeants
ne s’embarrassaient plus de diplomatie. Trump incita les
gouvernements qui lui faisaient un à un allégeance, à quitter
l’Union Européenne, l’ONU et envoya promener l’OTAN.
A
ce stade, au début de 2018, plus rien ne contrôlait le monde. Les
nouveaux gouvernements alliés se réunirent au printemps et
donnèrent naissance à la Coalition, sous l’égide du président
américain qui, entre temps, avait envoyé aux oubliettes tous les
contre-pouvoirs et gérait l’état le plus puissant de la planète
d’une main de fer. La démocratie vivait ses dernières heures. Les
dictatures se mettaient en place un peu partout.
Dès
que la Coalition fut opérationnelle, ses gouvernements envoyèrent
des troupes au Moyen-Orient pour « régler le problème
musulman », c’est comme ça qu’il disait à l’époque. La
solution fut radicale, on ne se posait pas la question des pertes
collatérales. Les armées avaient carte blanche. Elles étaient
autorisées à tuer tant qu’elle voulait. De toute façon, la
Coalition ne considérait pas les habitants de ces pays comme leurs
égaux. Ce fut plié en deux mois. La Coalition mit à la tête de
tous les pays du Golfe, des gouvernements à sa botte et domina ainsi
la production de pétrole.
On
pouvait s’interroger sur ce que faisait le reste du monde. Eh bien
ils étaient restés tout simplement tétanisés. Tout avait été
trop vite. La Chine essayait de survivre économiquement à la
fermeture des marchés américains et européens. La Russie de
Poutine avait commencé à réagir trop tard et la Coalition n’avait
pas hésité à l’exclure également de tout accès à ses marchés.
Les pays de la Coalition faisaient du commerce entre eux uniquement.
Enfin, pour être plus précis, les États-Unis vendaient leur
production aux autres. Plus aucun pétrole du Moyen-Orient n’était
vendu à un pays autre que ceux de la Coalition et celle-ci
s’agrandit donc à vitesse grand V.
Quelques
pays européens allaient néanmoins à contre-sens de cette vague.
L’Italie, la Belgique, la Suisse, l’Espagne et les pays nordiques
ne cédèrent pas aux élans populistes. Norvège, Suède et Finlande
avaient presque réussi leur transition énergétique, ils n’avaient
plus besoin du pétrole. Les quatre autres prirent le même chemin.
Du
haut de mes quinze ans, je regardais ces pays avec espoir. Je me
disais que si certains avaient réussi, peut-être que la France
pourrait revenir en arrière. A la fin de 2018, certains y
regrettaient déjà leurs votes. L’économie n’était pas aussi
florissante qu’on nous l’avait promis. Les USA avaient signé les
traités de la Coalition uniquement à leur avantage. La preuve que
nos dirigeants étaient vraiment des incapables. Ils n’avaient pas
lu entre les lignes et n’avaient rien vu venir. On payait donc le
pétrole au prix fort à tel point qu’il devint rapidement un
produit de luxe. Beaucoup ne pouvaient plus se chauffer ni remplir le
réservoir de leur véhicule. De toute façon, il n’y avait plus
beaucoup de travail en France. L’école publique avait été
supprimée à partir du collège au profit d’institutions privées
que plus personne ne pouvait offrir à ses enfants. Les entreprises
fermaient l’une après l’autre faute de clients étrangers. Tout
investissement dans la recherche et l’innovation avaient été
bloqué par le gouvernement. Les services publics fermaient leurs
portes les uns après les autres.
La
révolte grondait mais elle restait pour le moment dans l’ombre.
Ceux qui avaient voté pour ce gouvernement n’admettaient pas
encore tous leur erreur. Les autres n’avaient pas la force de
lutter. Écrasés par les dettes, sans argent, ils tentaient de
survivre sans faire de vague pour ne pas risquer de se retrouver en
prison. Parce que la France était bien devenue une dictature, avec
tous ses travers.
Plus
de liberté de la presse, une justice gérée entièrement par
l’État, une police à laquelle était venue s’ajouter une milice
citoyenne qui n’avait aucun scrupule à sortir les armes qu’elle
était autorisée à porter en permanence. Des murs étaient en
construction à toutes les frontières, à commencer par celles avec
les pays que l’on nommait maintenant les Pays Libres. Personne ne
pouvait entrer sur le territoire sans l’autorisation du
gouvernement, même s’il était de nationalité française.
Et
puis en 2019, étaient arrivées dans les pays de la Coalition les
lois sur les étrangers. Toute personne qui n’était pas née sur
le territoire serait reconduite manu-militari jusqu’à la
frontière, libre à elle ensuite d’aller où elle le voudrait. Le
peu de fonctionnaires qui restaient dans les pseudos-préfectures
établissaient des listes à n’en plus finir des personnes qui
devaient être évacuées.
Les
expulsions débutèrent en septembre. Quand l’école était encore
publique, j’avais étudié la seconde guerre mondiale et ne pouvais
m’empêcher de faire de nombreux parallèles. Des gens se cachaient
pour ne pas être expulsés. D’autres les dénonçaient. Moi,
depuis la fenêtre de mon appartement strasbourgeois, je regardais
les colonnes de bus qui traversaient la ville pour se diriger vers la
frontière allemande. Là, ils passeraient le Mur et seraient emmener
de plus en plus à l’Est, jusqu’aux confins des terres de la
Coalition, presque en Russie. Celui qui tentait de s’échapper
était abattu sans sommation, quelque soit son âge ou son sexe.
Un
lundi d’octobre 2019, je regardais comme tous les jours les
convois. Je n’allais plus en cours depuis longtemps. Mes parents ne
pouvaient pas me payer un lyvée privé. Et de toute façon, je
n’avais pas envie d’aller y apprendre les mérites de la
Coalition et de son économie soi-disant parfaite. Mon père avait
perdu son travail d’instit l’année précédente et depuis nous
survivions. Ils parlaient de plus en plus de fuir pour aller en
Belgique. Nous y avions de la famille et nous ne pouvions pas
continuer à vivre dans un pays qui n’était plus le nôtre, qui
avait perdu toutes les valeurs auxquelles nous croyions. Ce lundi
après-midi donc, j’avais assisté à la scène « de trop ».
Une jeune fille portant un voile qui montrait sans nul doute sa
religion, sortit au moment du passage du convoi. Porter le voile
était interdit depuis plus d’un an et j’avais pensé que c’était
pour elle un geste plus militant que religieux. J’en eux la
confirmation quelques instants plus tard. Elle se dirigea vers la
ligne des bus et brandit une pancarte, un simple morceau de carton
sur lequel elle avait écrit au feutre « Liberté pour tous ».
Elle avança sans hésiter. Pourtant elle devait savoir ce qu’elle
risquait. Je vis du mouvement à l’intérieur du bus dont elle
s’approchait. Il stoppa brusquement. Deux gardes en descendirent,
armes au poing. J’ouvris la fenêtre pour hurler mais mon cri fut
couvert par celui des tirs. Il y en eut des dizaines. C’était
totalement démesuré. Elle était là, seule face à eux, avec son
morceau de carton. Je la vis s’écrouler sur le bitume, terrassée
par les balles. Son voile glissa de sa tête et une longue chevelure
blonde s’étala autour d’elle. Les deux gardes remontèrent dans
le bus sans un regard en arrière et firent signe au chauffeur de
redémarrer. Le convoi reprit sa route, implacable, tandis qu’une
flaque de sang grossissait autour de la jeune fille.
Sans
réfléchir, j’étais descendu auprès d’elle. Je m’étais
agenouillé, j’avais posé sa tête sur mes cuisses et j’avais
pleuré comme cela ne m’était plus arrivé depuis que j’étais
tout gamin. Les bus passaient devant nous avec indifférence. Je ne
les voyais même plus. Tandis que je versais plus de larmes que je ne
pensais en avoir, j’avais pris ma décision. Je ne pouvais plus
tolérer cela. Peu importait les risques, je devais faire quelque
chose. J’étais remonté chez moi, j’avais demandé à ma mère
une couverture qu’elle m’avait fourni sans m’interroger.
J’étais redescendu couvrir le corps de la jeune fille, non sans
l’avoir éloigné un peu de la route avant. Et puis j’étais
rentré m’enfermer dans ma chambre.
J’avais
attrapé mon téléphone portable. Je ne m’en servais pratiquement
plus. C’était celui que j’avais reçu pour mes quinze ans.
Depuis, il était quasiment impossible de s’en procurer puisqu’on
ne commerçait plus avec les pays asiatiques. Et de toute façon, le
réseau ne fonctionnait plus beaucoup. Il y avait régulièrement des
coupures. Le gouvernement accusait l’undernet mais je les
soupçonnais de faire en sorte d’empêcher le population de
communiquer. A cette époque, je ne savais pas si l’undernet
existait réellement ou pas. Le gouvernement accusait l’Italie
d’avoir créé ce réseau pour lui nuire. Il faut dire qu’internet
était bloqué depuis un bon moment maintenant. C’était beaucoup
trop risqué de laisser au peuple un tel moyen de communication.
Alors ils avaient dynamité tous les serveurs des territoires de la
Coalition et créé une unité d’informaticiens qui passaient leur
temps à bloquer les réseaux et à empêcher quiconque d’en
utiliser un nouveau. Nous avions dit adieu au web. Y avait-il
réellement un réseau souterrain qui n’hésitait pas à pirater
les systèmes du gouvernement ou à couper l’électricité de tout
le pays sans se faire prendre par les informaticiens du
gouvernement ? Je n’en savais rien mais je l’espérais
secrètement. Je n’avais jamais été doué en informatique, sinon
j’aurais probablement essayé d’en savoir plus et de rejoindre ce
réseau qui menait une certaine forme de résistance.
En
tous cas, ce jour-là, j’avais simplement envoyé un message à mon
ami Georges en lui intimant de me rejoindre rapidement à la maison .
Une heure après il était là. Je lui avais expliqué ce que je
venais de voir. Je savais qu’il avait déjà mené quelques actions
de ce que l’on commençait à appeler Résistance mais pas
exactement en quoi cela consistait. Il m’expliqua qu’il était
passeur. Sans m’apporter beaucoup de précision, il me proposa de
l’accompagner le soir même puisqu’il avait une mission prévue.
Il fallait faire passer le Mur à une famille Syrienne qui s’était
installée en Allemagne après avoir fui la guerre en Syrie et qui
souhaitait maintenant rejoindre la Norvège, via la Belgique pour
commencer.
J’avais
expliqué ma décision à mes parents. Je ne voulais rien leur
cacher. J’avais sommé mon père d’engager dès le lendemain les
démarches pour demander notre extradition en Belgique. J’aurais pu
nous y faire passer clandestinement par le réseau de Georges mais je
trouvais plus sage de faire une démarche officielle. Cela me
donnerait une excellente couverture puisqu’officiellement, j’allais
demandé à devenir citoyen de Belgique.
Un
mois plus tard, nous nous étions installés à Bouillon, petite
ville proche de la frontière française. Entre temps, George m’avait
emmené avec lui pour une bonne quinzaine de passages. Jusque là
j’avais été un simple accompagnateur. Le soir de notre
installation en Belgique, j’avais participé à ma première
mission en tant que passeur.
Chapitre
3
Les
passages
La
guerre civile