mercredi 1 février 2017

La Séparation



Chapitre 1
Les passages

A l’abri derrière une rangée d’immenses sapins, je regarde les alentours avec une certaine appréhension. Je connais pourtant par cœur cette zone à l’ouest de Wissembourg. La ville est à une dizaine de kilomètres mais d’ici rien ne permet de le savoir. J’aperçois mon ami Georges, quelques arbres plus loin ainsi que les autres passeurs qui se sont joints à nous pour la mission d’aujourd’hui. Devant nous, la forêt se poursuit sur une dizaine de mètres. Puis il y a une zone dégagée qui s’étend jusqu’au Mur. Malgré la pleine lune, seule une faible lueur nous parvient à travers l’épaisse couche de pollution qui stagne depuis des mois au dessus de nos têtes. Il nous arrive régulièrement de devoir porter un masque pour éviter de respirer trop de ces particules nocives. Ce soir c’est supportable. Une brise légère rend l’air presque respirable. Je jette un coup d’œil à ma montre. Trois heures douze. Je plisse les yeux pour apercevoir la petite porte par laquelle ils devraient arriver. Encore un quart d’heure de patience tout au plus. Pour le moment, tout est calme. Je n’ai pas vu le moindre signe de mouvement et j’espère qu’aucun traqueur ne se cache tout comme nous dans cette sombre forêt.

Je déteste ces instants d’attente. On a le temps de penser, le temps de se demander ce qu’il va se passer, combien de pertes nous aurons cette fois-ci. J’ai l’impression que l’air est lourd, comme si notre environnement ressentait la pression de ce que l’on va vivre dans quelques minutes.

Une faible lumière me sort de mes pensées. Un simple clignotement. C’est le signal. Je fais un geste de la main en direction de Georges qui est déjà en train de sortir sa lampe. Il répond en l’allumant puis l’éteignant puis l’allumant à nouveau. Je glisse hors de ma cachette et m’avance vers la fin de la ligne d’arbres. Tant que je serai dans la forêt, je serai protégé. Ensuite les choses sérieuses vont démarrer. Je me lance néanmoins, habitué maintenant à ces gestes maintes fois répétés. Depuis que je me suis engagé, je dois avoir fait passer plus de deux-cents personnes. J’en ai perdu cinq. Ce n’est pas énorme en proportion mais c’est toujours beaucoup trop. Je connais par cœur les endroits où on a le plus de chances de passer sans croiser de traqueurs mais parfois, il y a un raté dans le plan. Je verrai toujours le visage de cette petite allemande, une jolie poupée blonde dont les grands yeux bleus se sont fermés sous les cris éperdus de sa mère. Une seule balle avait été tirée cette nuit-là et elle avait tué une innocente enfant, une de plus. Stop, il ne faut pas que je pense à elle maintenant où je vais perdre ma concentration.

Je suis maintenant à la limite des arbres. J’entends les chuchotements des réfugiés qui se tassent le long du mur après avoir passé la porte. On a beau leur expliquer les dangers, ils n’ont pas l’air de vraiment réaliser, sauf quand le bruit des balles commence à siffler à leurs oreilles. Je me glisse hors de la protection de la forêt et file en courant jusqu’au Mur. Il me faut à peine vingt secondes pour l’atteindre. Ils sont une quinzaine, alignés, accroupis pour être moins visibles.
Je demande :
Qui d’entre vous est le passeur ?
Je ne peux retenir un geste de surprise quand une voix féminine me répond.
C’est moi, souffle-t-elle en s’approchant.
Je l’observe avec attention. Elle semble petite, ses cheveux et ses yeux sont sombres. Je distingue à peine les traits de son visage dans la pénombre. Pourtant, je garde un instant les yeux braqués sur cette silhouette que je ne connais pas.
Je m’appelle Julia. On fait quoi ? J’ai pas vraiment l’intention de camper ici, poursuit-elle dans un français parfait, simplement agrémenté d’un singulier accent italien.
Tu as raison, allons-y. Dis-leur de nous suivre. Quelle langue parlent-ils ?
Un peu de tout. Il y a trois italiens comme moi, deux tchèques, une famille de polonais avec deux jeunes enfants et un couple de libanais.
Des libanais ? Mais que viennent-ils faire ici ?
Apparemment ils vivaient en France avant avec leurs enfants. Ceux-ci ont pu rester puisqu’ils étaient nés sur le territoire mais eux ont été expulsés. Ils ont pu avoir des nouvelles de leurs enfants récemment. Il semble qu’ils se soient installés en Belgique. Ils essaient donc de les rejoindre.
Quel risque ! Ils auraient pu se contenter de les savoir en sûreté en Belgique. Mais peu importe, il faut y aller.

Je me tourne vers le groupe, mets un doigt devant ma bouche pour leur intimer de se taire et leur fais signe de me suivre. Julia fermera la marche. Il y a peu de femmes chez les passeurs mais celles qui ont intégré nos rangs se sont toujours montrées à la hauteur. Il semble que cela va être le cas pour celle-ci. Elle n’a pas l’air effrayée. Elle passe une main dans les cheveux de la petite polonaise pour la rassurer avant d’aller prendre la place en bout de file.

Je suis presque en sécurité quand le premier coup de feu retentit. Il fauche un des trois italiens qui tombe aussitôt. Des cris retentissent. Je leur souffle de se taire. Déjà Georges et mes autres compagnons sont sortis de la forêt. Je vois Georges partir en courant dans la direction d’où venait le tir. Un autre retentit mais manque sa cible. Il faut qu’on se dépêche.

Tout le monde s’est figé et jeté par terre, respectant cette fois à la lettre les consignes qui leur ont été données. Je leur fais signe de bouger et de ramper vers les bois. Tous s’exécutent. J’entends les sanglots de la jeune maman qui a toujours sa petite fille dans ses bras. Elle baragouine dans sa langue. Je ne parle pas le polonais mais sa litanie ressemble fort à une prière. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que cela d’ailleurs. Prier pour que Georges et les autres parviennent à retrouver le ou les traqueurs avant qu’ils aient le temps de faire un carnage.

Toute ma marchandise est maintenant dans le bois. Drôle de terme pour désigner des êtres humains mais c’est comme cela qu’on les appelle entre nous, surtout quand on parle en public. Cela évite d’éveiller les soupçons. Le marché noir est bien moins risqué que de faire passer des européens vers les pays libres. Je dis à Julia de les faire avancer droit devant. Des voitures les attendent un peu plus loin.
Tu ne viens pas avec nous ? Me demande-t-elle.
Je récupère le blessé et je vous rejoins. Filez, pour le moment on ne s’en sort pas trop mal mais il faut faire vite.

Je rampe à nouveau à découvert. Une balle siffle juste au-dessus de moi. Je soupire et essaie de me plaquer encore un peu plus sur le sol boueux. Heureusement qu’on a affaire à un mauvais tireur. En général, ils sont excellents. Mais ces derniers temps, je pense que les besoins de traqueurs sont tellement importants que la Coalition n’a plus le temps de les former suffisamment. Tant mieux pour nous.

Le jeune italien gît à quelques mètres. Je me glisse jusqu’à lui. J’entends des tirs mais ils ne viennent pas dans ma direction. Les autres ont dû trouver le traqueur. C’est le moment d’en profiter. J’attrape le jeune homme en lui parlant dans sa langue. A force de fréquenter toutes les nationalités, je commence à me débrouiller pour parler avec certains d’entre eux. Il a été touché en haut de la cuisse. Je le soutiens jusqu’à l’abri des arbres. Une fois là, je l’allonge à nouveau sur le sol, il perd beaucoup de sang. Il faut que je ralentisse le saignement avant d’aller plus loin. Je sors de mon sac de quoi lui faire un garrot et me met au travail. Ça aussi j’ai appris à le faire sur le tas. La première fois, il m’avait fallu un temps infini. Mes mains tremblaient et je ne parvenais pas à serrer le garrot. La nausée m’avait rapidement gagné et j’avais vomi comme cela ne m’était pas arrivé depuis mon enfance, au temps où les épidémies de gastro-entérite nous semblaient un problème insurmontable. Aujourd’hui, mes gestes sont sûrs et en quelques minutes, ma marchandise est prête à poursuivre le chemin.

Nous nous faufilons à travers les arbres jusqu’au point de rendez-vous. Une seule voiture est là. Nous y montons rapidement et la voiture s’élance. Je pense à Georges et aux autres. Ils devront fuir à pieds. Je sais que mon ami peut y arriver. Nous avons déjà dû faire face à ce genre de scénario et il s’en est toujours sorti. Et les consignes sont strictes. Nous ne devons pas attendre les autres. C’est déjà un miracle que toutes les voitures ne soient pas parties sans nous. Je comprends vite que c’est grâce à Julia. Edmund, le chauffeur semble fâché. Julia est assise à ses côtés. Elle parle à toute vitesse à son compatriote et je ne parviens à saisir que quelques bribes de la conversation. Assez pour savoir qu’Edmund voulait partir mais qu’elle ne l’a pas laissé faire. Soudain, elle parle en français.
Je savais que vous viendriez vite mais il voulait partir.
C’est normal, ce sont les règles. On sauve ceux qu’on peut mais on n’attend pas les retardataires.
Mais c’est ignoble.
On n’a pas le choix. Imagine toi que les traqueurs nous aient suivis. On serait tous morts.
Mais ce n’est pas le cas, se renfrogne-t-elle.
C’est ta première mission ?
Ça se voit tant que ça ? Soupire-t-elle.
Son accent est décidément très plaisant et la lueur du plafonnier de la voiture, qu’elle a allumé pour observer l’état de santé de notre marchandise, me laisse voir un visage absolument magnifique. Ses traits sont fins et délicats. Ses lèvres pincées me font prendre conscience qu’elle a dû avoir peur, malgré l’aplomb dont elle a fait preuve jusqu’ici. Maintenant que l’adrénaline est redescendue, l’inquiétude reprend le dessus. Je tente donc de la rassurer.
Ne t’en fais pas, tu as été parfaite. Rares sont les passages où on ne déplore aucune perte. Tu apprendras à t’endurcir, rassure toi.
Je ne sais pas si j’en ai envie. J’étais au courant que les traqueurs tiraient sans sommation et sans scrupule. Mais c’est autre chose de le voir de ses yeux.
Il va falloir t’y faire si tu veux rester avec nous.
Je sais.
Ne t’en veux pas trop, j’étais comme toi la première fois.
C’est vrai ? Ça fait combien de temps ?
Quelques années maintenant. J’ai commencé très vite. On a quitté la France avec mes parents après les premières expulsions. Déjà à ce moment-là, j’aidais les non-natifs à passer d’un pays à l’autre jusqu’aux zones libres. Mais c’était moins dangereux à l’époque. Ensuite, quand la libre-circulation a été bannie, les traqueurs sont arrivés. Et beaucoup de ceux qui n’avaient pas compris assez tôt et n’avaient pas fui s’en mordaient les doigts. Alors on les a aidés.
Moi, depuis le sud de l’Italie, je voyais ça de loin. Pour nous, les choses n’avaient pas vraiment changées.
D’où viens-tu exactement ?
De Napoli. Ce n’est que quand j’ai été personnellement confrontée aux horreurs que je me suis rendue compte de la situation.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Mon frère est comme toi, il s’est engagé dès qu’il a vu ce qu’il se passait chez nos voisins. Malheureusement, il y a laissé sa vie. On a été appelés juste avant sa mort. J’ai pu monter à Milan pour le voir. Il m’a raconté tout, dans le moindre détail. Tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait subi. Les blessés qu’il avait portés sur son dos. Les cadavres qu’il avait abandonnés derrière lui. Quand il a succombé quelques jours plus tard, j’étais décidée à prendre le relais. Ma mère et mon ami Marco ont tout fait pour me dissuader mais je suis têtue.
C’est très courageux de ta part.
Je l’admire sincèrement même si je vois bien aussi sa fragilité. Elle n’est qu’une gamine qui a grandi loin de tout ça. Moi j’avais eu le temps de me préparer. J’avais mûri ma décision alors qu’elle s’est engagée sur une impulsion. Mais je sens malgré tout une certaine force derrière son apparence. Elle fera sûrement une bonne passeuse. L’humanité et l’empathie sont des éléments essentiels pour réussir.
Vous devriez vous reposer un peu, ajouté-je, en m’adressant autant à elle qu’au jeune homme assis à côté de moi. Nous en avons pour environ quatre heures. Ensuite, il faudra attendre la nuit prochaine pour passer en Belgique.
A quelle frontière passerons-nous ?
Tu le verras en arrivant. Inutile que vous le sachiez. Si on est arrêtés, ils nous tortureront pour le savoir alors autant que vous n’ayez rien à leur dire. Ça vaut mieux pour le reste du convoi.
Julia soupire tandis que le jeune homme me fixe avec effroi.
Allez, fermez les yeux. Edmund sait exactement où il doit aller. Et pour le reste, il sera toujours temps de s’en inquiéter le moment venu.
Suivant mon propre conseil, je pose ma tête contre la vitre et ferme mes paupières. Je sais que je ne dormirai pas mais il faut au moins que je me repose un peu. La nuit prochaine sera encore longue. Au moins, je sais qu’à l’issue je pourrai passer saluer mes parents et pourquoi pas y rester quelques jours. J’espère que Georges pourra nous y rejoindre rapidement. Ils sont rares les moments où je vais dans ce coin. C’est pourtant là que j’ai commencé mais au fur et à mesure, il a fallu que je me déplace à travers toute l’Europe pour passer de plus en plus de monde. Il faut dire que dans la plupart des pays de la Coalition, beaucoup sont en danger. Il ne faut pas faire grande chose pour apparaître dans la liste noire des gouvernements. Par contre, je suis toujours surpris du nombre de personnes qui prennent des risques pour retrouver un proche ou pour l’espoir d’un avenir meilleur dans un pays libre. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ? Quand on pouvait encore circuler. Quand on nous invitait même à quitter nos pays si les règles de la Coalition ne nous convenaient pas. Comme presque toujours dans ces circonstances, quand les heures de route défilent devant moi et que j’ai le temps de penser, la même question revient me hanter. Comment en sommes-nous arrivés là ?


Chapitre 2
Au commencement

Je crois que l’année charnière avait été 2017. J’avais quinze ans à cette période. Cela faisait un moment qu’un changement s’installait dans notre monde. Les excès de la mondialisation et du capitalisme outrancier répandaient un souffle morbide. Ajouter à cela les attentats des minorités djihadistes, la peur prenait le dessus. Les États-Unis avaient été les premiers à sombrer dans le chaos. Dès son élection, Trump s’était déchaîné à coup de décrets qui n’avaient fait qu’élargir les failles qui étaient apparues dans la société. Il avait construit le premier mur. Il avait exclu de son pays certaines populations. Sa politique avait semblé efficace au début. L’économie américaine était redevenue florissante en 2017. La construction du mur avec le Mexique, puis d’un autre avec le Canada dont le premier ministre s’acharnait à tenir tête à Trump, avait créé des emplois. L’expulsion des étrangers non-natifs des US avaient été entamée rapidement et avait libéré de nombreux postes. Si on ne cherchait pas trop loin, on pouvait croire que son protectionnisme était efficace. Plusieurs pays européens avaient des élections à cette période et les réussites de Trump permirent à tous les extrêmes de passer.
La France, l’Autriche, l’Allemagne ouvrirent la marche par des élections qui étaient encore démocratiques. Dans les anciens pays de l’Union Soviétique, ce furent des putchs.
Les nouveaux gouvernements s’attaquèrent aux pays qu’ils accusaient d’être responsables des attentats. Il n’y en avait pas eu depuis 2016 mais les rancunes étaient tenaces. Cette fois, les dirigeants ne s’embarrassaient plus de diplomatie. Trump incita les gouvernements qui lui faisaient un à un allégeance, à quitter l’Union Européenne, l’ONU et envoya promener l’OTAN.
A ce stade, au début de 2018, plus rien ne contrôlait le monde. Les nouveaux gouvernements alliés se réunirent au printemps et donnèrent naissance à la Coalition, sous l’égide du président américain qui, entre temps, avait envoyé aux oubliettes tous les contre-pouvoirs et gérait l’état le plus puissant de la planète d’une main de fer. La démocratie vivait ses dernières heures. Les dictatures se mettaient en place un peu partout.
Dès que la Coalition fut opérationnelle, ses gouvernements envoyèrent des troupes au Moyen-Orient pour « régler le problème musulman », c’est comme ça qu’il disait à l’époque. La solution fut radicale, on ne se posait pas la question des pertes collatérales. Les armées avaient carte blanche. Elles étaient autorisées à tuer tant qu’elle voulait. De toute façon, la Coalition ne considérait pas les habitants de ces pays comme leurs égaux. Ce fut plié en deux mois. La Coalition mit à la tête de tous les pays du Golfe, des gouvernements à sa botte et domina ainsi la production de pétrole.
On pouvait s’interroger sur ce que faisait le reste du monde. Eh bien ils étaient restés tout simplement tétanisés. Tout avait été trop vite. La Chine essayait de survivre économiquement à la fermeture des marchés américains et européens. La Russie de Poutine avait commencé à réagir trop tard et la Coalition n’avait pas hésité à l’exclure également de tout accès à ses marchés. Les pays de la Coalition faisaient du commerce entre eux uniquement. Enfin, pour être plus précis, les États-Unis vendaient leur production aux autres. Plus aucun pétrole du Moyen-Orient n’était vendu à un pays autre que ceux de la Coalition et celle-ci s’agrandit donc à vitesse grand V.
Quelques pays européens allaient néanmoins à contre-sens de cette vague. L’Italie, la Belgique, la Suisse, l’Espagne et les pays nordiques ne cédèrent pas aux élans populistes. Norvège, Suède et Finlande avaient presque réussi leur transition énergétique, ils n’avaient plus besoin du pétrole. Les quatre autres prirent le même chemin.
Du haut de mes quinze ans, je regardais ces pays avec espoir. Je me disais que si certains avaient réussi, peut-être que la France pourrait revenir en arrière. A la fin de 2018, certains y regrettaient déjà leurs votes. L’économie n’était pas aussi florissante qu’on nous l’avait promis. Les USA avaient signé les traités de la Coalition uniquement à leur avantage. La preuve que nos dirigeants étaient vraiment des incapables. Ils n’avaient pas lu entre les lignes et n’avaient rien vu venir. On payait donc le pétrole au prix fort à tel point qu’il devint rapidement un produit de luxe. Beaucoup ne pouvaient plus se chauffer ni remplir le réservoir de leur véhicule. De toute façon, il n’y avait plus beaucoup de travail en France. L’école publique avait été supprimée à partir du collège au profit d’institutions privées que plus personne ne pouvait offrir à ses enfants. Les entreprises fermaient l’une après l’autre faute de clients étrangers. Tout investissement dans la recherche et l’innovation avaient été bloqué par le gouvernement. Les services publics fermaient leurs portes les uns après les autres.
La révolte grondait mais elle restait pour le moment dans l’ombre. Ceux qui avaient voté pour ce gouvernement n’admettaient pas encore tous leur erreur. Les autres n’avaient pas la force de lutter. Écrasés par les dettes, sans argent, ils tentaient de survivre sans faire de vague pour ne pas risquer de se retrouver en prison. Parce que la France était bien devenue une dictature, avec tous ses travers.
Plus de liberté de la presse, une justice gérée entièrement par l’État, une police à laquelle était venue s’ajouter une milice citoyenne qui n’avait aucun scrupule à sortir les armes qu’elle était autorisée à porter en permanence. Des murs étaient en construction à toutes les frontières, à commencer par celles avec les pays que l’on nommait maintenant les Pays Libres. Personne ne pouvait entrer sur le territoire sans l’autorisation du gouvernement, même s’il était de nationalité française.
Et puis en 2019, étaient arrivées dans les pays de la Coalition les lois sur les étrangers. Toute personne qui n’était pas née sur le territoire serait reconduite manu-militari jusqu’à la frontière, libre à elle ensuite d’aller où elle le voudrait. Le peu de fonctionnaires qui restaient dans les pseudos-préfectures établissaient des listes à n’en plus finir des personnes qui devaient être évacuées.
Les expulsions débutèrent en septembre. Quand l’école était encore publique, j’avais étudié la seconde guerre mondiale et ne pouvais m’empêcher de faire de nombreux parallèles. Des gens se cachaient pour ne pas être expulsés. D’autres les dénonçaient. Moi, depuis la fenêtre de mon appartement strasbourgeois, je regardais les colonnes de bus qui traversaient la ville pour se diriger vers la frontière allemande. Là, ils passeraient le Mur et seraient emmener de plus en plus à l’Est, jusqu’aux confins des terres de la Coalition, presque en Russie. Celui qui tentait de s’échapper était abattu sans sommation, quelque soit son âge ou son sexe.
Un lundi d’octobre 2019, je regardais comme tous les jours les convois. Je n’allais plus en cours depuis longtemps. Mes parents ne pouvaient pas me payer un lyvée privé. Et de toute façon, je n’avais pas envie d’aller y apprendre les mérites de la Coalition et de son économie soi-disant parfaite. Mon père avait perdu son travail d’instit l’année précédente et depuis nous survivions. Ils parlaient de plus en plus de fuir pour aller en Belgique. Nous y avions de la famille et nous ne pouvions pas continuer à vivre dans un pays qui n’était plus le nôtre, qui avait perdu toutes les valeurs auxquelles nous croyions. Ce lundi après-midi donc, j’avais assisté à la scène « de trop ». Une jeune fille portant un voile qui montrait sans nul doute sa religion, sortit au moment du passage du convoi. Porter le voile était interdit depuis plus d’un an et j’avais pensé que c’était pour elle un geste plus militant que religieux. J’en eux la confirmation quelques instants plus tard. Elle se dirigea vers la ligne des bus et brandit une pancarte, un simple morceau de carton sur lequel elle avait écrit au feutre « Liberté pour tous ». Elle avança sans hésiter. Pourtant elle devait savoir ce qu’elle risquait. Je vis du mouvement à l’intérieur du bus dont elle s’approchait. Il stoppa brusquement. Deux gardes en descendirent, armes au poing. J’ouvris la fenêtre pour hurler mais mon cri fut couvert par celui des tirs. Il y en eut des dizaines. C’était totalement démesuré. Elle était là, seule face à eux, avec son morceau de carton. Je la vis s’écrouler sur le bitume, terrassée par les balles. Son voile glissa de sa tête et une longue chevelure blonde s’étala autour d’elle. Les deux gardes remontèrent dans le bus sans un regard en arrière et firent signe au chauffeur de redémarrer. Le convoi reprit sa route, implacable, tandis qu’une flaque de sang grossissait autour de la jeune fille.
Sans réfléchir, j’étais descendu auprès d’elle. Je m’étais agenouillé, j’avais posé sa tête sur mes cuisses et j’avais pleuré comme cela ne m’était plus arrivé depuis que j’étais tout gamin. Les bus passaient devant nous avec indifférence. Je ne les voyais même plus. Tandis que je versais plus de larmes que je ne pensais en avoir, j’avais pris ma décision. Je ne pouvais plus tolérer cela. Peu importait les risques, je devais faire quelque chose. J’étais remonté chez moi, j’avais demandé à ma mère une couverture qu’elle m’avait fourni sans m’interroger. J’étais redescendu couvrir le corps de la jeune fille, non sans l’avoir éloigné un peu de la route avant. Et puis j’étais rentré m’enfermer dans ma chambre.
J’avais attrapé mon téléphone portable. Je ne m’en servais pratiquement plus. C’était celui que j’avais reçu pour mes quinze ans. Depuis, il était quasiment impossible de s’en procurer puisqu’on ne commerçait plus avec les pays asiatiques. Et de toute façon, le réseau ne fonctionnait plus beaucoup. Il y avait régulièrement des coupures. Le gouvernement accusait l’undernet mais je les soupçonnais de faire en sorte d’empêcher le population de communiquer. A cette époque, je ne savais pas si l’undernet existait réellement ou pas. Le gouvernement accusait l’Italie d’avoir créé ce réseau pour lui nuire. Il faut dire qu’internet était bloqué depuis un bon moment maintenant. C’était beaucoup trop risqué de laisser au peuple un tel moyen de communication. Alors ils avaient dynamité tous les serveurs des territoires de la Coalition et créé une unité d’informaticiens qui passaient leur temps à bloquer les réseaux et à empêcher quiconque d’en utiliser un nouveau. Nous avions dit adieu au web. Y avait-il réellement un réseau souterrain qui n’hésitait pas à pirater les systèmes du gouvernement ou à couper l’électricité de tout le pays sans se faire prendre par les informaticiens du gouvernement ? Je n’en savais rien mais je l’espérais secrètement. Je n’avais jamais été doué en informatique, sinon j’aurais probablement essayé d’en savoir plus et de rejoindre ce réseau qui menait une certaine forme de résistance.
En tous cas, ce jour-là, j’avais simplement envoyé un message à mon ami Georges en lui intimant de me rejoindre rapidement à la maison . Une heure après il était là. Je lui avais expliqué ce que je venais de voir. Je savais qu’il avait déjà mené quelques actions de ce que l’on commençait à appeler Résistance mais pas exactement en quoi cela consistait. Il m’expliqua qu’il était passeur. Sans m’apporter beaucoup de précision, il me proposa de l’accompagner le soir même puisqu’il avait une mission prévue. Il fallait faire passer le Mur à une famille Syrienne qui s’était installée en Allemagne après avoir fui la guerre en Syrie et qui souhaitait maintenant rejoindre la Norvège, via la Belgique pour commencer.
J’avais expliqué ma décision à mes parents. Je ne voulais rien leur cacher. J’avais sommé mon père d’engager dès le lendemain les démarches pour demander notre extradition en Belgique. J’aurais pu nous y faire passer clandestinement par le réseau de Georges mais je trouvais plus sage de faire une démarche officielle. Cela me donnerait une excellente couverture puisqu’officiellement, j’allais demandé à devenir citoyen de Belgique.
Un mois plus tard, nous nous étions installés à Bouillon, petite ville proche de la frontière française. Entre temps, George m’avait emmené avec lui pour une bonne quinzaine de passages. Jusque là j’avais été un simple accompagnateur. Le soir de notre installation en Belgique, j’avais participé à ma première mission en tant que passeur.



Chapitre 3
Les passages

La guerre civile