samedi 30 décembre 2017

#balancetonmonde

L'année 2017 se termine. Les fins de mois de décembre sont toujours propices aux bilans. Tous les médias y vont de leurs rétrospectives. Ce soir, une envie me prend de revoir tout ce qui s'est passé cette année. Attrapant mon smartphone, je me lance dans une troublante lecture des évènements qui ont marqué 2017.
En janvier, le sacre annoncé de Donald Trump a tourné au fiasco. La moitié des américains qui ne souhaitait pas le voir au pouvoir est descendue dans la rue pour exprimer son mécontentement. En quelques semaines, ils ont réussi à le destituer et à prendre le pouvoir. Un gouvernement provisoire, formé des leaders des manifestations, s'est auto-proclamé jusqu'à ce qu'en juin, ils soient élus en bonne et due forme par 60% des américains. C'est une femme latino qui est devenue présidente. Le port d'armes a été prohibé quinze jours après sa prise de pouvoir, l'utilisation des énergies fossiles interdite dans la foulée.
L'exemple américain a rapidement fait tâche d'huile. Partout dans le monde, de gigantesques manifestations ont pris forme dès le mois de mars.
En France, l'élection présidentielle n'a pas pu se dérouler comme prévu. Le premier tour du 23 avril a été boycotté par 80% des électeurs. Le taux de participation trop faible a rendu le vote caduc. Il a fallu attendre septembre pour voter à nouveau et comme aux Etats-Unis, celui qui a été élu, n'avait jamais fait de politique.
Les semaines de grève générale à travers la planète ont fait s'effondrer le monde de la finance. Il n'y avait plus personne ou presque pour travailler, toutes les grandes entreprises se sont retrouvées en faillite. En octobre, toutes les places boursières avaient fermé leurs portes.
En début d'année, Daesh s'est encore essayé à quelques attentats. Mais l'anarchie qui régnait un peu partout les a vite découragés. Il n'y avait plus grand chose à combattre. L'état d'esprit occidental contre lequel ils s'imaginaient devoir lutter, se délitait de lui-même. Les combattants quittaient un à un les zones de conflits. A la fin de l'été, elles étaient toutes désertes.
En octobre, Kim Jong Un était emprisonné. Les scènes de liesse des retrouvailles entre coréens du Sud et du Nord avaient tourné en boucle sur les chaines de télé pendant des jours. Je me souviens que cela m'avait rappelé la chute du mur de Berlin... En novembre, ces images ont été remplacées par celles de la signature de l'accord de paix entre Israéliens et Palestiniens.
Je me demande ce qui nous attend en 2018. Que nous réserve ce nouveau monde ? Rien n'est encore stabilisé à cette heure mais la perspective d'un monde plus juste s'offre à nous. Je suis presque à la fin de ma lecture mais la fatigue me gagne. Je lutte encore un peu pour terminer mais je finis par m'endormir.
A mon réveil le lendemain matin, je suis prise d'un doute. Est-ce que tout cela est bien réel ? Pour m'en assurer, je reprends mon smartphone. Il est toujours posé près de mon oreiller, là où il est tombé quand je me suis endormie. Je m'en empare et parcours à nouveau l'article que je lisais hier. Investiture de Trump,  fake news, attentas, migrants morts en Méditerranée, essais nucléaires en Corée, armes chimiques en Syrie, attentats à Londres, 2è tour Le Pen-Macron, attentat à Manchester, Macron sur l'esplanade du Louvres, attentats à Barcelone, Irma, séisme, Maria, séisme,  Las Vegas, fainéants, Paradise papers, attentat, #balancetonporc.
Je m'arrête sur ce hashtag et c'est mon smartphone que je balance à travers la pièce.
#balancetonmonde
#utopie

mercredi 15 mars 2017

Ce n'est pas ma faute


On s'ennuie de tout mes amis, c'est une loi de la nature,  ce n'est pas notre faute. ..

Si donc nous nous ennuyons aujourd'hui, d'une aventure qui nous a occupés entièrement pendant quelques mortelles années, ce n'est pas notre faute...

Si par exemple, nous avons eu juste autant d'allant à sauver notre pays, que nos futurs remplaçants, de vertu, et c'est sûrement beaucoup dire, il n'est pas étonnant que nous en soyons arrivés là,  ce n'est pas notre faute...

Il suit dès là que depuis quelques temps, tous vous ont trompés.  Mais aussi votre impitoyable crédulité les y forçait en quelque sorte, ce n'est pas notre faute....

Aujourd'hui la démocratie exige que vous vous sacrifiez, ce n'est pas notre faute...

Je sens bien que vous voilà de belles occasions de crier au parjure . Mais si la nature n'a accordé aux ouailles que l'aveuglement,  tandis qu'elle donnait à quelques Élus l'immunité,  ce n'est pas notre faute...

Croyez nous,  choisissez l'un ou l'autre des nouveaux prétendants comme vous nous avez choisis en d'autres temps.  Choisissez avec votre coeur, choisissez avec votre âme.  Éludez leurs défauts,  croyez en leurs promesses. Ce conseil est bon, très bon.  Si vous le trouvez mauvais,  ce n'est pas notre faute. ..

Adieu notre peuple, nous t'avons étrillé avec plaisir,  nous t'avons quitté sans regret, nous te reviendrons peut être.  Ainsi va le monde, ce n'est pas notre faute ....

mercredi 1 février 2017

La Séparation



Chapitre 1
Les passages

A l’abri derrière une rangée d’immenses sapins, je regarde les alentours avec une certaine appréhension. Je connais pourtant par cœur cette zone à l’ouest de Wissembourg. La ville est à une dizaine de kilomètres mais d’ici rien ne permet de le savoir. J’aperçois mon ami Georges, quelques arbres plus loin ainsi que les autres passeurs qui se sont joints à nous pour la mission d’aujourd’hui. Devant nous, la forêt se poursuit sur une dizaine de mètres. Puis il y a une zone dégagée qui s’étend jusqu’au Mur. Malgré la pleine lune, seule une faible lueur nous parvient à travers l’épaisse couche de pollution qui stagne depuis des mois au dessus de nos têtes. Il nous arrive régulièrement de devoir porter un masque pour éviter de respirer trop de ces particules nocives. Ce soir c’est supportable. Une brise légère rend l’air presque respirable. Je jette un coup d’œil à ma montre. Trois heures douze. Je plisse les yeux pour apercevoir la petite porte par laquelle ils devraient arriver. Encore un quart d’heure de patience tout au plus. Pour le moment, tout est calme. Je n’ai pas vu le moindre signe de mouvement et j’espère qu’aucun traqueur ne se cache tout comme nous dans cette sombre forêt.

Je déteste ces instants d’attente. On a le temps de penser, le temps de se demander ce qu’il va se passer, combien de pertes nous aurons cette fois-ci. J’ai l’impression que l’air est lourd, comme si notre environnement ressentait la pression de ce que l’on va vivre dans quelques minutes.

Une faible lumière me sort de mes pensées. Un simple clignotement. C’est le signal. Je fais un geste de la main en direction de Georges qui est déjà en train de sortir sa lampe. Il répond en l’allumant puis l’éteignant puis l’allumant à nouveau. Je glisse hors de ma cachette et m’avance vers la fin de la ligne d’arbres. Tant que je serai dans la forêt, je serai protégé. Ensuite les choses sérieuses vont démarrer. Je me lance néanmoins, habitué maintenant à ces gestes maintes fois répétés. Depuis que je me suis engagé, je dois avoir fait passer plus de deux-cents personnes. J’en ai perdu cinq. Ce n’est pas énorme en proportion mais c’est toujours beaucoup trop. Je connais par cœur les endroits où on a le plus de chances de passer sans croiser de traqueurs mais parfois, il y a un raté dans le plan. Je verrai toujours le visage de cette petite allemande, une jolie poupée blonde dont les grands yeux bleus se sont fermés sous les cris éperdus de sa mère. Une seule balle avait été tirée cette nuit-là et elle avait tué une innocente enfant, une de plus. Stop, il ne faut pas que je pense à elle maintenant où je vais perdre ma concentration.

Je suis maintenant à la limite des arbres. J’entends les chuchotements des réfugiés qui se tassent le long du mur après avoir passé la porte. On a beau leur expliquer les dangers, ils n’ont pas l’air de vraiment réaliser, sauf quand le bruit des balles commence à siffler à leurs oreilles. Je me glisse hors de la protection de la forêt et file en courant jusqu’au Mur. Il me faut à peine vingt secondes pour l’atteindre. Ils sont une quinzaine, alignés, accroupis pour être moins visibles.
Je demande :
Qui d’entre vous est le passeur ?
Je ne peux retenir un geste de surprise quand une voix féminine me répond.
C’est moi, souffle-t-elle en s’approchant.
Je l’observe avec attention. Elle semble petite, ses cheveux et ses yeux sont sombres. Je distingue à peine les traits de son visage dans la pénombre. Pourtant, je garde un instant les yeux braqués sur cette silhouette que je ne connais pas.
Je m’appelle Julia. On fait quoi ? J’ai pas vraiment l’intention de camper ici, poursuit-elle dans un français parfait, simplement agrémenté d’un singulier accent italien.
Tu as raison, allons-y. Dis-leur de nous suivre. Quelle langue parlent-ils ?
Un peu de tout. Il y a trois italiens comme moi, deux tchèques, une famille de polonais avec deux jeunes enfants et un couple de libanais.
Des libanais ? Mais que viennent-ils faire ici ?
Apparemment ils vivaient en France avant avec leurs enfants. Ceux-ci ont pu rester puisqu’ils étaient nés sur le territoire mais eux ont été expulsés. Ils ont pu avoir des nouvelles de leurs enfants récemment. Il semble qu’ils se soient installés en Belgique. Ils essaient donc de les rejoindre.
Quel risque ! Ils auraient pu se contenter de les savoir en sûreté en Belgique. Mais peu importe, il faut y aller.

Je me tourne vers le groupe, mets un doigt devant ma bouche pour leur intimer de se taire et leur fais signe de me suivre. Julia fermera la marche. Il y a peu de femmes chez les passeurs mais celles qui ont intégré nos rangs se sont toujours montrées à la hauteur. Il semble que cela va être le cas pour celle-ci. Elle n’a pas l’air effrayée. Elle passe une main dans les cheveux de la petite polonaise pour la rassurer avant d’aller prendre la place en bout de file.

Je suis presque en sécurité quand le premier coup de feu retentit. Il fauche un des trois italiens qui tombe aussitôt. Des cris retentissent. Je leur souffle de se taire. Déjà Georges et mes autres compagnons sont sortis de la forêt. Je vois Georges partir en courant dans la direction d’où venait le tir. Un autre retentit mais manque sa cible. Il faut qu’on se dépêche.

Tout le monde s’est figé et jeté par terre, respectant cette fois à la lettre les consignes qui leur ont été données. Je leur fais signe de bouger et de ramper vers les bois. Tous s’exécutent. J’entends les sanglots de la jeune maman qui a toujours sa petite fille dans ses bras. Elle baragouine dans sa langue. Je ne parle pas le polonais mais sa litanie ressemble fort à une prière. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que cela d’ailleurs. Prier pour que Georges et les autres parviennent à retrouver le ou les traqueurs avant qu’ils aient le temps de faire un carnage.

Toute ma marchandise est maintenant dans le bois. Drôle de terme pour désigner des êtres humains mais c’est comme cela qu’on les appelle entre nous, surtout quand on parle en public. Cela évite d’éveiller les soupçons. Le marché noir est bien moins risqué que de faire passer des européens vers les pays libres. Je dis à Julia de les faire avancer droit devant. Des voitures les attendent un peu plus loin.
Tu ne viens pas avec nous ? Me demande-t-elle.
Je récupère le blessé et je vous rejoins. Filez, pour le moment on ne s’en sort pas trop mal mais il faut faire vite.

Je rampe à nouveau à découvert. Une balle siffle juste au-dessus de moi. Je soupire et essaie de me plaquer encore un peu plus sur le sol boueux. Heureusement qu’on a affaire à un mauvais tireur. En général, ils sont excellents. Mais ces derniers temps, je pense que les besoins de traqueurs sont tellement importants que la Coalition n’a plus le temps de les former suffisamment. Tant mieux pour nous.

Le jeune italien gît à quelques mètres. Je me glisse jusqu’à lui. J’entends des tirs mais ils ne viennent pas dans ma direction. Les autres ont dû trouver le traqueur. C’est le moment d’en profiter. J’attrape le jeune homme en lui parlant dans sa langue. A force de fréquenter toutes les nationalités, je commence à me débrouiller pour parler avec certains d’entre eux. Il a été touché en haut de la cuisse. Je le soutiens jusqu’à l’abri des arbres. Une fois là, je l’allonge à nouveau sur le sol, il perd beaucoup de sang. Il faut que je ralentisse le saignement avant d’aller plus loin. Je sors de mon sac de quoi lui faire un garrot et me met au travail. Ça aussi j’ai appris à le faire sur le tas. La première fois, il m’avait fallu un temps infini. Mes mains tremblaient et je ne parvenais pas à serrer le garrot. La nausée m’avait rapidement gagné et j’avais vomi comme cela ne m’était pas arrivé depuis mon enfance, au temps où les épidémies de gastro-entérite nous semblaient un problème insurmontable. Aujourd’hui, mes gestes sont sûrs et en quelques minutes, ma marchandise est prête à poursuivre le chemin.

Nous nous faufilons à travers les arbres jusqu’au point de rendez-vous. Une seule voiture est là. Nous y montons rapidement et la voiture s’élance. Je pense à Georges et aux autres. Ils devront fuir à pieds. Je sais que mon ami peut y arriver. Nous avons déjà dû faire face à ce genre de scénario et il s’en est toujours sorti. Et les consignes sont strictes. Nous ne devons pas attendre les autres. C’est déjà un miracle que toutes les voitures ne soient pas parties sans nous. Je comprends vite que c’est grâce à Julia. Edmund, le chauffeur semble fâché. Julia est assise à ses côtés. Elle parle à toute vitesse à son compatriote et je ne parviens à saisir que quelques bribes de la conversation. Assez pour savoir qu’Edmund voulait partir mais qu’elle ne l’a pas laissé faire. Soudain, elle parle en français.
Je savais que vous viendriez vite mais il voulait partir.
C’est normal, ce sont les règles. On sauve ceux qu’on peut mais on n’attend pas les retardataires.
Mais c’est ignoble.
On n’a pas le choix. Imagine toi que les traqueurs nous aient suivis. On serait tous morts.
Mais ce n’est pas le cas, se renfrogne-t-elle.
C’est ta première mission ?
Ça se voit tant que ça ? Soupire-t-elle.
Son accent est décidément très plaisant et la lueur du plafonnier de la voiture, qu’elle a allumé pour observer l’état de santé de notre marchandise, me laisse voir un visage absolument magnifique. Ses traits sont fins et délicats. Ses lèvres pincées me font prendre conscience qu’elle a dû avoir peur, malgré l’aplomb dont elle a fait preuve jusqu’ici. Maintenant que l’adrénaline est redescendue, l’inquiétude reprend le dessus. Je tente donc de la rassurer.
Ne t’en fais pas, tu as été parfaite. Rares sont les passages où on ne déplore aucune perte. Tu apprendras à t’endurcir, rassure toi.
Je ne sais pas si j’en ai envie. J’étais au courant que les traqueurs tiraient sans sommation et sans scrupule. Mais c’est autre chose de le voir de ses yeux.
Il va falloir t’y faire si tu veux rester avec nous.
Je sais.
Ne t’en veux pas trop, j’étais comme toi la première fois.
C’est vrai ? Ça fait combien de temps ?
Quelques années maintenant. J’ai commencé très vite. On a quitté la France avec mes parents après les premières expulsions. Déjà à ce moment-là, j’aidais les non-natifs à passer d’un pays à l’autre jusqu’aux zones libres. Mais c’était moins dangereux à l’époque. Ensuite, quand la libre-circulation a été bannie, les traqueurs sont arrivés. Et beaucoup de ceux qui n’avaient pas compris assez tôt et n’avaient pas fui s’en mordaient les doigts. Alors on les a aidés.
Moi, depuis le sud de l’Italie, je voyais ça de loin. Pour nous, les choses n’avaient pas vraiment changées.
D’où viens-tu exactement ?
De Napoli. Ce n’est que quand j’ai été personnellement confrontée aux horreurs que je me suis rendue compte de la situation.
Qu’est-ce qui s’est passé ?
Mon frère est comme toi, il s’est engagé dès qu’il a vu ce qu’il se passait chez nos voisins. Malheureusement, il y a laissé sa vie. On a été appelés juste avant sa mort. J’ai pu monter à Milan pour le voir. Il m’a raconté tout, dans le moindre détail. Tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait subi. Les blessés qu’il avait portés sur son dos. Les cadavres qu’il avait abandonnés derrière lui. Quand il a succombé quelques jours plus tard, j’étais décidée à prendre le relais. Ma mère et mon ami Marco ont tout fait pour me dissuader mais je suis têtue.
C’est très courageux de ta part.
Je l’admire sincèrement même si je vois bien aussi sa fragilité. Elle n’est qu’une gamine qui a grandi loin de tout ça. Moi j’avais eu le temps de me préparer. J’avais mûri ma décision alors qu’elle s’est engagée sur une impulsion. Mais je sens malgré tout une certaine force derrière son apparence. Elle fera sûrement une bonne passeuse. L’humanité et l’empathie sont des éléments essentiels pour réussir.
Vous devriez vous reposer un peu, ajouté-je, en m’adressant autant à elle qu’au jeune homme assis à côté de moi. Nous en avons pour environ quatre heures. Ensuite, il faudra attendre la nuit prochaine pour passer en Belgique.
A quelle frontière passerons-nous ?
Tu le verras en arrivant. Inutile que vous le sachiez. Si on est arrêtés, ils nous tortureront pour le savoir alors autant que vous n’ayez rien à leur dire. Ça vaut mieux pour le reste du convoi.
Julia soupire tandis que le jeune homme me fixe avec effroi.
Allez, fermez les yeux. Edmund sait exactement où il doit aller. Et pour le reste, il sera toujours temps de s’en inquiéter le moment venu.
Suivant mon propre conseil, je pose ma tête contre la vitre et ferme mes paupières. Je sais que je ne dormirai pas mais il faut au moins que je me repose un peu. La nuit prochaine sera encore longue. Au moins, je sais qu’à l’issue je pourrai passer saluer mes parents et pourquoi pas y rester quelques jours. J’espère que Georges pourra nous y rejoindre rapidement. Ils sont rares les moments où je vais dans ce coin. C’est pourtant là que j’ai commencé mais au fur et à mesure, il a fallu que je me déplace à travers toute l’Europe pour passer de plus en plus de monde. Il faut dire que dans la plupart des pays de la Coalition, beaucoup sont en danger. Il ne faut pas faire grande chose pour apparaître dans la liste noire des gouvernements. Par contre, je suis toujours surpris du nombre de personnes qui prennent des risques pour retrouver un proche ou pour l’espoir d’un avenir meilleur dans un pays libre. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ? Quand on pouvait encore circuler. Quand on nous invitait même à quitter nos pays si les règles de la Coalition ne nous convenaient pas. Comme presque toujours dans ces circonstances, quand les heures de route défilent devant moi et que j’ai le temps de penser, la même question revient me hanter. Comment en sommes-nous arrivés là ?


Chapitre 2
Au commencement

Je crois que l’année charnière avait été 2017. J’avais quinze ans à cette période. Cela faisait un moment qu’un changement s’installait dans notre monde. Les excès de la mondialisation et du capitalisme outrancier répandaient un souffle morbide. Ajouter à cela les attentats des minorités djihadistes, la peur prenait le dessus. Les États-Unis avaient été les premiers à sombrer dans le chaos. Dès son élection, Trump s’était déchaîné à coup de décrets qui n’avaient fait qu’élargir les failles qui étaient apparues dans la société. Il avait construit le premier mur. Il avait exclu de son pays certaines populations. Sa politique avait semblé efficace au début. L’économie américaine était redevenue florissante en 2017. La construction du mur avec le Mexique, puis d’un autre avec le Canada dont le premier ministre s’acharnait à tenir tête à Trump, avait créé des emplois. L’expulsion des étrangers non-natifs des US avaient été entamée rapidement et avait libéré de nombreux postes. Si on ne cherchait pas trop loin, on pouvait croire que son protectionnisme était efficace. Plusieurs pays européens avaient des élections à cette période et les réussites de Trump permirent à tous les extrêmes de passer.
La France, l’Autriche, l’Allemagne ouvrirent la marche par des élections qui étaient encore démocratiques. Dans les anciens pays de l’Union Soviétique, ce furent des putchs.
Les nouveaux gouvernements s’attaquèrent aux pays qu’ils accusaient d’être responsables des attentats. Il n’y en avait pas eu depuis 2016 mais les rancunes étaient tenaces. Cette fois, les dirigeants ne s’embarrassaient plus de diplomatie. Trump incita les gouvernements qui lui faisaient un à un allégeance, à quitter l’Union Européenne, l’ONU et envoya promener l’OTAN.
A ce stade, au début de 2018, plus rien ne contrôlait le monde. Les nouveaux gouvernements alliés se réunirent au printemps et donnèrent naissance à la Coalition, sous l’égide du président américain qui, entre temps, avait envoyé aux oubliettes tous les contre-pouvoirs et gérait l’état le plus puissant de la planète d’une main de fer. La démocratie vivait ses dernières heures. Les dictatures se mettaient en place un peu partout.
Dès que la Coalition fut opérationnelle, ses gouvernements envoyèrent des troupes au Moyen-Orient pour « régler le problème musulman », c’est comme ça qu’il disait à l’époque. La solution fut radicale, on ne se posait pas la question des pertes collatérales. Les armées avaient carte blanche. Elles étaient autorisées à tuer tant qu’elle voulait. De toute façon, la Coalition ne considérait pas les habitants de ces pays comme leurs égaux. Ce fut plié en deux mois. La Coalition mit à la tête de tous les pays du Golfe, des gouvernements à sa botte et domina ainsi la production de pétrole.
On pouvait s’interroger sur ce que faisait le reste du monde. Eh bien ils étaient restés tout simplement tétanisés. Tout avait été trop vite. La Chine essayait de survivre économiquement à la fermeture des marchés américains et européens. La Russie de Poutine avait commencé à réagir trop tard et la Coalition n’avait pas hésité à l’exclure également de tout accès à ses marchés. Les pays de la Coalition faisaient du commerce entre eux uniquement. Enfin, pour être plus précis, les États-Unis vendaient leur production aux autres. Plus aucun pétrole du Moyen-Orient n’était vendu à un pays autre que ceux de la Coalition et celle-ci s’agrandit donc à vitesse grand V.
Quelques pays européens allaient néanmoins à contre-sens de cette vague. L’Italie, la Belgique, la Suisse, l’Espagne et les pays nordiques ne cédèrent pas aux élans populistes. Norvège, Suède et Finlande avaient presque réussi leur transition énergétique, ils n’avaient plus besoin du pétrole. Les quatre autres prirent le même chemin.
Du haut de mes quinze ans, je regardais ces pays avec espoir. Je me disais que si certains avaient réussi, peut-être que la France pourrait revenir en arrière. A la fin de 2018, certains y regrettaient déjà leurs votes. L’économie n’était pas aussi florissante qu’on nous l’avait promis. Les USA avaient signé les traités de la Coalition uniquement à leur avantage. La preuve que nos dirigeants étaient vraiment des incapables. Ils n’avaient pas lu entre les lignes et n’avaient rien vu venir. On payait donc le pétrole au prix fort à tel point qu’il devint rapidement un produit de luxe. Beaucoup ne pouvaient plus se chauffer ni remplir le réservoir de leur véhicule. De toute façon, il n’y avait plus beaucoup de travail en France. L’école publique avait été supprimée à partir du collège au profit d’institutions privées que plus personne ne pouvait offrir à ses enfants. Les entreprises fermaient l’une après l’autre faute de clients étrangers. Tout investissement dans la recherche et l’innovation avaient été bloqué par le gouvernement. Les services publics fermaient leurs portes les uns après les autres.
La révolte grondait mais elle restait pour le moment dans l’ombre. Ceux qui avaient voté pour ce gouvernement n’admettaient pas encore tous leur erreur. Les autres n’avaient pas la force de lutter. Écrasés par les dettes, sans argent, ils tentaient de survivre sans faire de vague pour ne pas risquer de se retrouver en prison. Parce que la France était bien devenue une dictature, avec tous ses travers.
Plus de liberté de la presse, une justice gérée entièrement par l’État, une police à laquelle était venue s’ajouter une milice citoyenne qui n’avait aucun scrupule à sortir les armes qu’elle était autorisée à porter en permanence. Des murs étaient en construction à toutes les frontières, à commencer par celles avec les pays que l’on nommait maintenant les Pays Libres. Personne ne pouvait entrer sur le territoire sans l’autorisation du gouvernement, même s’il était de nationalité française.
Et puis en 2019, étaient arrivées dans les pays de la Coalition les lois sur les étrangers. Toute personne qui n’était pas née sur le territoire serait reconduite manu-militari jusqu’à la frontière, libre à elle ensuite d’aller où elle le voudrait. Le peu de fonctionnaires qui restaient dans les pseudos-préfectures établissaient des listes à n’en plus finir des personnes qui devaient être évacuées.
Les expulsions débutèrent en septembre. Quand l’école était encore publique, j’avais étudié la seconde guerre mondiale et ne pouvais m’empêcher de faire de nombreux parallèles. Des gens se cachaient pour ne pas être expulsés. D’autres les dénonçaient. Moi, depuis la fenêtre de mon appartement strasbourgeois, je regardais les colonnes de bus qui traversaient la ville pour se diriger vers la frontière allemande. Là, ils passeraient le Mur et seraient emmener de plus en plus à l’Est, jusqu’aux confins des terres de la Coalition, presque en Russie. Celui qui tentait de s’échapper était abattu sans sommation, quelque soit son âge ou son sexe.
Un lundi d’octobre 2019, je regardais comme tous les jours les convois. Je n’allais plus en cours depuis longtemps. Mes parents ne pouvaient pas me payer un lyvée privé. Et de toute façon, je n’avais pas envie d’aller y apprendre les mérites de la Coalition et de son économie soi-disant parfaite. Mon père avait perdu son travail d’instit l’année précédente et depuis nous survivions. Ils parlaient de plus en plus de fuir pour aller en Belgique. Nous y avions de la famille et nous ne pouvions pas continuer à vivre dans un pays qui n’était plus le nôtre, qui avait perdu toutes les valeurs auxquelles nous croyions. Ce lundi après-midi donc, j’avais assisté à la scène « de trop ». Une jeune fille portant un voile qui montrait sans nul doute sa religion, sortit au moment du passage du convoi. Porter le voile était interdit depuis plus d’un an et j’avais pensé que c’était pour elle un geste plus militant que religieux. J’en eux la confirmation quelques instants plus tard. Elle se dirigea vers la ligne des bus et brandit une pancarte, un simple morceau de carton sur lequel elle avait écrit au feutre « Liberté pour tous ». Elle avança sans hésiter. Pourtant elle devait savoir ce qu’elle risquait. Je vis du mouvement à l’intérieur du bus dont elle s’approchait. Il stoppa brusquement. Deux gardes en descendirent, armes au poing. J’ouvris la fenêtre pour hurler mais mon cri fut couvert par celui des tirs. Il y en eut des dizaines. C’était totalement démesuré. Elle était là, seule face à eux, avec son morceau de carton. Je la vis s’écrouler sur le bitume, terrassée par les balles. Son voile glissa de sa tête et une longue chevelure blonde s’étala autour d’elle. Les deux gardes remontèrent dans le bus sans un regard en arrière et firent signe au chauffeur de redémarrer. Le convoi reprit sa route, implacable, tandis qu’une flaque de sang grossissait autour de la jeune fille.
Sans réfléchir, j’étais descendu auprès d’elle. Je m’étais agenouillé, j’avais posé sa tête sur mes cuisses et j’avais pleuré comme cela ne m’était plus arrivé depuis que j’étais tout gamin. Les bus passaient devant nous avec indifférence. Je ne les voyais même plus. Tandis que je versais plus de larmes que je ne pensais en avoir, j’avais pris ma décision. Je ne pouvais plus tolérer cela. Peu importait les risques, je devais faire quelque chose. J’étais remonté chez moi, j’avais demandé à ma mère une couverture qu’elle m’avait fourni sans m’interroger. J’étais redescendu couvrir le corps de la jeune fille, non sans l’avoir éloigné un peu de la route avant. Et puis j’étais rentré m’enfermer dans ma chambre.
J’avais attrapé mon téléphone portable. Je ne m’en servais pratiquement plus. C’était celui que j’avais reçu pour mes quinze ans. Depuis, il était quasiment impossible de s’en procurer puisqu’on ne commerçait plus avec les pays asiatiques. Et de toute façon, le réseau ne fonctionnait plus beaucoup. Il y avait régulièrement des coupures. Le gouvernement accusait l’undernet mais je les soupçonnais de faire en sorte d’empêcher le population de communiquer. A cette époque, je ne savais pas si l’undernet existait réellement ou pas. Le gouvernement accusait l’Italie d’avoir créé ce réseau pour lui nuire. Il faut dire qu’internet était bloqué depuis un bon moment maintenant. C’était beaucoup trop risqué de laisser au peuple un tel moyen de communication. Alors ils avaient dynamité tous les serveurs des territoires de la Coalition et créé une unité d’informaticiens qui passaient leur temps à bloquer les réseaux et à empêcher quiconque d’en utiliser un nouveau. Nous avions dit adieu au web. Y avait-il réellement un réseau souterrain qui n’hésitait pas à pirater les systèmes du gouvernement ou à couper l’électricité de tout le pays sans se faire prendre par les informaticiens du gouvernement ? Je n’en savais rien mais je l’espérais secrètement. Je n’avais jamais été doué en informatique, sinon j’aurais probablement essayé d’en savoir plus et de rejoindre ce réseau qui menait une certaine forme de résistance.
En tous cas, ce jour-là, j’avais simplement envoyé un message à mon ami Georges en lui intimant de me rejoindre rapidement à la maison . Une heure après il était là. Je lui avais expliqué ce que je venais de voir. Je savais qu’il avait déjà mené quelques actions de ce que l’on commençait à appeler Résistance mais pas exactement en quoi cela consistait. Il m’expliqua qu’il était passeur. Sans m’apporter beaucoup de précision, il me proposa de l’accompagner le soir même puisqu’il avait une mission prévue. Il fallait faire passer le Mur à une famille Syrienne qui s’était installée en Allemagne après avoir fui la guerre en Syrie et qui souhaitait maintenant rejoindre la Norvège, via la Belgique pour commencer.
J’avais expliqué ma décision à mes parents. Je ne voulais rien leur cacher. J’avais sommé mon père d’engager dès le lendemain les démarches pour demander notre extradition en Belgique. J’aurais pu nous y faire passer clandestinement par le réseau de Georges mais je trouvais plus sage de faire une démarche officielle. Cela me donnerait une excellente couverture puisqu’officiellement, j’allais demandé à devenir citoyen de Belgique.
Un mois plus tard, nous nous étions installés à Bouillon, petite ville proche de la frontière française. Entre temps, George m’avait emmené avec lui pour une bonne quinzaine de passages. Jusque là j’avais été un simple accompagnateur. Le soir de notre installation en Belgique, j’avais participé à ma première mission en tant que passeur.



Chapitre 3
Les passages

La guerre civile

dimanche 22 janvier 2017

2017, année de la désinformation ?

La semaine dernière, j’ai assisté à une conférence sur les dangers d’internet, dans le collège de ma fille. L’intervenant nous relatait tout ce qu’il avait expliqué à nos ados au cours de ses interventions dans les classes.
Il a notamment évoqué l’importance de développer l’esprit critique de nos jeunes et de leur faire prendre conscience que tout ce qui circule sur internet n’est pas forcément la vérité, loin de là. J’étais tout à fait d’accord avec lui, mais j’ajouterais qu’il me semble de plus en plus compliqué pour nous, adultes et parents de discerner le vrai du faux.
Le conférencier a avancé le fait qu’il était important que les jeunes distinguent les "vrais" médias. Qu’ils regardaient trop rarement les vrais sites d’infos comme Le Monde alors que nous, nous le faisions.
Mais à l’heure où ces médias n’ont plus aucune impartialité, à l’heure où les politiques passent leur temps à mentir où à relayer uniquement les infos qui les servent, qui croire ?
Le meilleur exemple en ce moment est notre cher nouveau président des Etats-Unis alias le roi du tweet! Depuis vendredi, circule la fameuse photo qui compare le nombre de présents aux investitures de Trump et d’Obama. Photo que « POTUS », lors d’un discours devant la CIA (quel rapport??) et par l’intermédiaire de son porte-parole a fortement décrié. Ce sont les méchants médias qui déforment l’information. Ils ont pris des photos sous des angles improbables pour laisser croire qu’il n’y avait personne. Et puis les pelouses étaient couvertes alors ça faisait pas la même impression. Et puis les installations étaient positionnées plus loin alors ça rendait pas pareil. Non, mais franchement ?? C’est à peine croyable et pourtant bien réel.
Comment allons-nous dans les mois à venir, être capable de discerner le vrai du faux si le président d’une des plus grandes puissances mondiales se défend comme un gosse pris la main dans le sac, à coup de tweets écrits en majuscules dès que quelque chose lui déplaît ?
Et finalement, qui a raison et qui a tort dans cette chamaillerie de cour d’école ? Je serais bien incapable de le dire. A moins d’avoir été présent à Washington ce jour-là, personne ne peut attester de la réalité…
On pourrait en dire autant pour la plupart des sujets actuels : la Syrie, les élections, les relations internationales, le froid… 
L’exemple de cette jeune interne et de sa vidéo partagée des millions de fois avant d’être savamment attaquée, pour ne pas dire publiquement lynchée, est très criante aussi. Êtes-vous capable de dire si elle y travaillait vraiment la semaine dernière aux Hôpitaux de Paris ? Moi je n’en sais rien … Alors qu'on aurait du retenir son discours très certainement sincère et assurément réel, il ne reste que la polémique et le doute. Bravo à ses détracteurs, ils ont réussi leur coup.
Les médias, tout support confondu, ne diffusent plus que des articles et reportages d’opinion, de réaction, de propagande et non des éléments argumentés ET contre argumentés, impartiaux et étudiés. Perso, je ne sais vraiment plus comment distinguer le vrai du faux, le juste de l’interprétation. Peut-être se contenter du Gorafi ? Au moins c’est divertissant et officiellement affiché que c’est bidon !


mercredi 18 janvier 2017

Viens, la suite, premier extrait




Lucie, été 2008

Appuyée à la rambarde de ma terrasse, je souffle la fumée de ma cigarette en laissant échapper un soupir. Me voilà à nouveau seule un samedi soir. Ce n’est pas vraiment ce que j’avais imaginé il y a quelques mois. Les souvenirs se frayent un chemin dans mes pensées. Je me revois recevant ce courrier de Lucas.
C’était il y a pas loin de deux ans. J’avais été transportée de joie et avais passé un week-end merveilleux en Alsace. Le concert, les deux jours avec LUI. Il avait choisi de me faire revenir et j’avais décidé de me laisser enfin aller au bonheur sans trop me poser de questions. J’avais suivi les conseils de Sandrine et profité à fond. Elle-même s’était rapidement installée à Strasbourg. Moi j’avais continué les allers-retours après cette première fois. Je connaissais la route par cœur. Nous la prenions à tour de rôle. Parfois il me quittait à quatre heures du matin pour rejoindre son boulot à huit heures. Je le faisais aussi. J’avais l’impression de retrouver ma jeunesse. Nous nous aimions comme des fous, comme des adolescents.
Après quelques temps les choses avaient suivi leur cours et nous avions envisagé la possibilité de vivre ensemble. Léna l’avait rencontré régulièrement et ils s’entendaient à merveille. Lucas jouait souvent avec elle et il semblait prendre plaisir à s’en occuper. C’était sa petite poupée, comme il l’appelait souvent. Je le vois encore le soir où il m’avait proposé de venir le rejoindre. Nous étions dans ma maison, assis sur mon canapé.
Tu serais prête à la quitter cette maison ?
Je ne sais pas. Pourquoi tu ne reviendrais pas plutôt dans les Ardennes ?
Lucas avait argumenté pendant des heures, il m’avait expliqué qu’il ne pouvait pas quitter Strasbourg, que son groupe tournait bien, qu’ils avaient de bons contacts et qu’il ne pouvait pas les lâcher alors qu’ils étaient tout près de réussir ce pour quoi ils travaillaient depuis des années. En effet, après leur concert à la Laiterie, beaucoup d’autres s’étaient enchaînés, jusqu’à une sélection l’année suivante pour le Printemps de Bourges. Là, ils avaient rencontrés un célèbre groupe de rock français qui les avaient pris sous leurs ailes. Ils leur avaient proposé de faire leurs premières parties pendant toute leur tournée et les avaient introduits auprès de leur maison de disque.
Impossible donc pour moi de lui demander de sacrifier cette carrière naissante pour revenir à Sedan. Je savais que Lucas m’en aurait voulu si je l’avais obligé à faire cela alors j’avais cédé. J’avais posé des candidatures dans tout le Bas-Rhin à la rentrée suivante et obtenu un poste satisfaisant dans une école primaire de Strasbourg à la rentrée 2007. Je n’avais jamais bougé de Sedan avant cela et avec un enfant et un rapprochement de conjoint, cela n’avait pas étrop compliqué.
J’étais consciente en partant que Lucas serait régulièrement absent en raison de ses concerts mais je ne pensais pas vraiment que ce serait à ce point. Les premières parties de XXX leur avaient amené une certaine notoriété et l’album, finalisé fin 2007, avait eu un succès immédiat. Les groupes de rock français avaient la cote à cette période. La chute de Noir Désir quelques années plus tôt avait laissé un vide qui ne demandait qu’à être comblé.
Je trouvais néanmoins que la maison de disque avait exigé de YYY des changements de style un peu trop marqués. Le rock festif qu’ils proposaient la première fois que je les avais vus à Metz s’était de plus en plus édulcoré pour devenir plus populaire et être plus facilement diffusé sur les radios. Cela avait fonctionné d’ailleurs, leur premier single tournait en boucle sur les ondes. Lucas avait du mal à accepter mes critiques. Il disait qu’il ne voyait pas de changement dans leur style, que j’étais de mauvaise foi. J’avais arrêté d’insister.
Il était grisé par ce succès naissant. Les ventes de l’album continuaient à augmenter au fil des sorties de singles et au printemps de l’année suivante, cette année en l’occurrence, Lucas m’avait fait la surprise de louer un nouvel appartement. Il avait tout organisé sans rien me dire et le jour de mon anniversaire il m’y avait emmenée. Yeux bandés, repas aux chandelles sur la terrasse sur laquelle je me trouve en ce moment, massages et nuit torride ne m’avaient pas laissé d’autre choix que celui de craquer sur ce magnifique logement.
Une cuisine dernier cri, un immense salon cerné de baies vitrées qui s’ouvrent sur une terrasse offrant une vue imprenable sur la cathédrale de Strasbourg. Une chambre et une salle de jeux pour Léna. Une suite parentale, comme Lucas se plaît à l’appeler, spacieuse et lumineuse. Le tout à dix minutes à pieds de l’école où je travaille et où est inscrite Léna. Cet appartement est un rêve éveillé. Un bien que je pensais ne pouvoir jamais m’offrir. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment moi qui me le suis offert. Les revenus de Lucas contribuent largement à son financement tandis que mon salaire d’instit est anecdotique. Néanmoins, voulant garder une certaine forme d’indépendance, j’avais insisté pour en payer une partie. Je ne voulais pas dépendre intégralement de lui.
Quoiqu’il en soit, et aussi idyllique que puisse paraître ce tableau, je n’ai pas vraiment le moral ce soir. J’ai passé la journée seule car YYY jouait à Belfort et ils sont partis tôt ce matin. La nuit est maintenant bien avancée mais je ne parviens pas à dormir. Comment vais-je faire quand la tournée à proprement parlé aura commencée ? A compter du mois prochain, Lucas sera parti plusieurs jours par semaine. Il reviendra uniquement quand il aura quelques jours entre deux concerts. Je déteste rester seule. Une peur sourde s’insinue souvent en moi quand la nuit s’installe. C’est l’héritage que m’a si gentiment laissé Manu…
Manu. Je ne devrais pas penser à lui. Après l’agression qu’il m’a fait subir j’ai fait des cauchemars pendant de longues semaines. Heureusement que mon frère Michaël et son ami Eric sont restés chez mois aussi longtemps que cela a été nécessaire. Les cauchemars ont fini par s’estomper. Comme Lucas venait souvent le week-end ou que je le passais à Strasbourg, Michaël et Eric ont fini par quitter la maison pour s’installer tous les deux. Il fallait bien que je m’en sorte seule.
J’ai revu Manu uniquement lors de son procès, environ un an après l’agression. Il avait passé ces douze mois en détention provisoire. Je les avais passés heureuse d’être avec Lucas mais angoissée quand j’étais seule à la maison. Cela aussi avait d’ailleurs été un argument de choc pour que Lucas me persuade de le suivre. Il me disait que je ne pourrais pas tourner complètement la page tant que je serais dans les lieux où cela s’était passé. Il n’avait pas tout à fait tort car la vie à Strasbourg m’avait fait du bien.
Je venais juste d’y emménager quand j’ai reçu ma convocation pour le procès. Il m’a fallu retourner à Reims. Heureusement, cela a été très court. J’avais choisi d’accepter de qualifier ce qui s’était passé comme une simple agression sexuelle afin que Manu n’ait pas un procès en cour d’assises. Pas de jury populaire, pas de défilé de témoins à la barre, ça me paraissait plus supportable, à la fois pour moi et pour lui. La peine n’en avait pas pour autant été plus légère puisqu’il avait écopé de quatre ans de prison dont trois fermes.
Il m’arrivait régulièrement, comme ce soir, de penser à lui. Il devait être au fond de sa cellule en ce moment. Je me tourne vers l’appartement dont les lumières sont allumées. Ne suis-je pas moi aussi dans une prison ? Beaucoup plus dorée que celle de Manu, mais une prison quand même.
Je secoue la tête pour chasser ces pensées et prend une nouvelle cigarette dans le paquet posé sur la table près de moi. La solitude ne m’aide pas dans mes projets régulièrement avortés d’arrêter de fumer. Je m’appuie à nouveau sur la rambarde et observe la ville en dessous de moi. Tout est calme à cette heure. De temps à autre, je perçois des cris, quelques éclats de rire de jeunes probablement alcoolisés. Perdue dans mes rêveries, je n’ai pas entendu la porte-fenêtre s’ouvrir et Lucas se glisse jusqu’à moi sans que je m’en rende compte. Ce n’est que lorsqu’il soulève mes cheveux pour m’embrasser dans le cou que je sursaute.
Lucas ! Mais tu es fou de me faire une peur pareille !
Mon amour ! J’adore te surprendre.
Comment s’est passé ce concert ?
Bien. Mais on s’en moque, ajoute-t-il en m’embrassant avec fougue. Tu m’as trop manqué !
Il m’a tournée vers lui et continue à picorer mon cou de ses baisers, tout en me caressant le dos avec sensualité. Je le laisse faire quand il enlève mon gilet et fait glisser la fermeture éclair de ma robe. Je me retrouve très vite en sous-vêtements, au beau milieu de ma terrasse mais je ne pense pas une seconde à l’éventualité qu’un voisin nous aperçoive. Comme toujours, ses regards m’ont envoûtée et j’ai oublié les doutes qui me tenaillaient en son absence. Quand il est avec moi, tout n’est que pur bonheur. Je m’empresse donc de le déshabiller à son tour et lui rend ses baisers. Il m’assoit sur la table du salon de jardin pour me faire l’amour. C’est comme ça avec lui, peu importe le lieu ou le moment, il cède à ses envies sans se poser de questions. Et j’adore ça !