L'année 2017 se termine. Les fins de mois de décembre sont toujours propices aux bilans. Tous les médias y vont de leurs rétrospectives. Ce soir, une envie me prend de revoir tout ce qui s'est passé cette année. Attrapant mon smartphone, je me lance dans une troublante lecture des évènements qui ont marqué 2017.
En janvier, le sacre annoncé de Donald Trump a tourné au fiasco. La moitié des américains qui ne souhaitait pas le voir au pouvoir est descendue dans la rue pour exprimer son mécontentement. En quelques semaines, ils ont réussi à le destituer et à prendre le pouvoir. Un gouvernement provisoire, formé des leaders des manifestations, s'est auto-proclamé jusqu'à ce qu'en juin, ils soient élus en bonne et due forme par 60% des américains. C'est une femme latino qui est devenue présidente. Le port d'armes a été prohibé quinze jours après sa prise de pouvoir, l'utilisation des énergies fossiles interdite dans la foulée.
L'exemple américain a rapidement fait tâche d'huile. Partout dans le monde, de gigantesques manifestations ont pris forme dès le mois de mars.
En France, l'élection présidentielle n'a pas pu se dérouler comme prévu. Le premier tour du 23 avril a été boycotté par 80% des électeurs. Le taux de participation trop faible a rendu le vote caduc. Il a fallu attendre septembre pour voter à nouveau et comme aux Etats-Unis, celui qui a été élu, n'avait jamais fait de politique.
Les semaines de grève générale à travers la planète ont fait s'effondrer le monde de la finance. Il n'y avait plus personne ou presque pour travailler, toutes les grandes entreprises se sont retrouvées en faillite. En octobre, toutes les places boursières avaient fermé leurs portes.
En début d'année, Daesh s'est encore essayé à quelques attentats. Mais l'anarchie qui régnait un peu partout les a vite découragés. Il n'y avait plus grand chose à combattre. L'état d'esprit occidental contre lequel ils s'imaginaient devoir lutter, se délitait de lui-même. Les combattants quittaient un à un les zones de conflits. A la fin de l'été, elles étaient toutes désertes.
En octobre, Kim Jong Un était emprisonné. Les scènes de liesse des retrouvailles entre coréens du Sud et du Nord avaient tourné en boucle sur les chaines de télé pendant des jours. Je me souviens que cela m'avait rappelé la chute du mur de Berlin... En novembre, ces images ont été remplacées par celles de la signature de l'accord de paix entre Israéliens et Palestiniens.
Je me demande ce qui nous attend en 2018. Que nous réserve ce nouveau monde ? Rien n'est encore stabilisé à cette heure mais la perspective d'un monde plus juste s'offre à nous. Je suis presque à la fin de ma lecture mais la fatigue me gagne. Je lutte encore un peu pour terminer mais je finis par m'endormir.
A mon réveil le lendemain matin, je suis prise d'un doute. Est-ce que tout cela est bien réel ? Pour m'en assurer, je reprends mon smartphone. Il est toujours posé près de mon oreiller, là où il est tombé quand je me suis endormie. Je m'en empare et parcours à nouveau l'article que je lisais hier. Investiture de Trump, fake news, attentas, migrants morts en Méditerranée, essais nucléaires en Corée, armes chimiques en Syrie, attentats à Londres, 2è tour Le Pen-Macron, attentat à Manchester, Macron sur l'esplanade du Louvres, attentats à Barcelone, Irma, séisme, Maria, séisme, Las Vegas, fainéants, Paradise papers, attentat, #balancetonporc.
Je m'arrête sur ce hashtag et c'est mon smartphone que je balance à travers la pièce.
#balancetonmonde
#utopie
Découvrez mes coups de blues, mes coups de gueule écrits au gré des sujets d'actualité.
samedi 30 décembre 2017
mercredi 15 mars 2017
Ce n'est pas ma faute
On s'ennuie de tout mes amis, c'est une loi de la nature, ce n'est pas notre faute. ..
Si donc nous nous ennuyons aujourd'hui, d'une aventure qui nous a occupés entièrement pendant quelques mortelles années, ce n'est pas notre faute...
Si par exemple, nous avons eu juste autant d'allant à sauver notre pays, que nos futurs remplaçants, de vertu, et c'est sûrement beaucoup dire, il n'est pas étonnant que nous en soyons arrivés là, ce n'est pas notre faute...
Il suit dès là que depuis quelques temps, tous vous ont trompés. Mais aussi votre impitoyable crédulité les y forçait en quelque sorte, ce n'est pas notre faute....
Aujourd'hui la démocratie exige que vous vous sacrifiez, ce n'est pas notre faute...
Je sens bien que vous voilà de belles occasions de crier au parjure . Mais si la nature n'a accordé aux ouailles que l'aveuglement, tandis qu'elle donnait à quelques Élus l'immunité, ce n'est pas notre faute...
Croyez nous, choisissez l'un ou l'autre des nouveaux prétendants comme vous nous avez choisis en d'autres temps. Choisissez avec votre coeur, choisissez avec votre âme. Éludez leurs défauts, croyez en leurs promesses. Ce conseil est bon, très bon. Si vous le trouvez mauvais, ce n'est pas notre faute. ..
Adieu notre peuple, nous t'avons étrillé avec plaisir, nous t'avons quitté sans regret, nous te reviendrons peut être. Ainsi va le monde, ce n'est pas notre faute ....
mercredi 1 février 2017
La Séparation
Chapitre
1
Les
passages
A l’abri derrière une rangée d’immenses sapins, je regarde les
alentours avec une certaine appréhension. Je connais pourtant par
cœur cette zone à l’ouest de Wissembourg. La ville est à une
dizaine de kilomètres mais d’ici rien ne permet de le savoir.
J’aperçois mon ami Georges, quelques arbres plus loin ainsi que
les autres passeurs qui se sont joints à nous pour la mission
d’aujourd’hui. Devant nous, la forêt se poursuit sur une dizaine
de mètres. Puis il y a une zone dégagée qui s’étend jusqu’au
Mur. Malgré la pleine lune, seule une faible lueur nous parvient à
travers l’épaisse couche de pollution qui stagne depuis des mois
au dessus de nos têtes. Il nous arrive régulièrement de devoir
porter un masque pour éviter de respirer trop de ces particules
nocives. Ce soir c’est supportable. Une brise légère rend l’air
presque respirable. Je jette un coup d’œil à ma montre. Trois
heures douze. Je plisse les yeux pour apercevoir la petite porte par
laquelle ils devraient arriver. Encore un quart d’heure de patience
tout au plus. Pour le moment, tout est calme. Je n’ai pas vu le
moindre signe de mouvement et j’espère qu’aucun traqueur ne se
cache tout comme nous dans cette sombre forêt.
Je
déteste ces instants d’attente. On a le temps de penser, le temps
de se demander ce qu’il va se passer, combien de pertes nous aurons
cette fois-ci. J’ai l’impression que l’air est lourd, comme si
notre environnement ressentait la pression de ce que l’on va vivre
dans quelques minutes.
Une
faible lumière me sort de mes pensées. Un simple clignotement.
C’est le signal. Je fais un geste de la main en direction de
Georges qui est déjà en train de sortir sa lampe. Il répond en
l’allumant puis l’éteignant puis l’allumant à nouveau. Je
glisse hors de ma cachette et m’avance vers la fin de la ligne
d’arbres. Tant que je serai dans la forêt, je serai protégé.
Ensuite les choses sérieuses vont démarrer. Je me lance néanmoins,
habitué maintenant à ces gestes maintes fois répétés. Depuis que
je me suis engagé, je dois avoir fait passer plus de deux-cents
personnes. J’en ai perdu cinq. Ce n’est pas énorme en proportion
mais c’est toujours beaucoup trop. Je connais par cœur les
endroits où on a le plus de chances de passer sans croiser de
traqueurs mais parfois, il y a un raté dans le plan. Je verrai
toujours le visage de cette petite allemande, une jolie poupée
blonde dont les grands yeux bleus se sont fermés sous les cris
éperdus de sa mère. Une seule balle avait été tirée cette
nuit-là et elle avait tué une innocente enfant, une de plus. Stop,
il ne faut pas que je pense à elle maintenant où je vais perdre ma
concentration.
Je
suis maintenant à la limite des arbres. J’entends les
chuchotements des réfugiés qui se tassent le long du mur après
avoir passé la porte. On a beau leur expliquer les dangers, ils
n’ont pas l’air de vraiment réaliser, sauf quand le bruit des
balles commence à siffler à leurs oreilles. Je me glisse hors de la
protection de la forêt et file en courant jusqu’au Mur. Il me faut
à peine vingt secondes pour l’atteindre. Ils sont une quinzaine,
alignés, accroupis pour être moins visibles.
Je
demande :
—
Qui
d’entre vous est le passeur ?
Je
ne peux retenir un geste de surprise quand une voix féminine me
répond.
—
C’est
moi, souffle-t-elle en s’approchant.
Je
l’observe avec attention. Elle semble petite, ses cheveux et ses
yeux sont sombres. Je distingue à peine les traits de son visage
dans la pénombre. Pourtant, je garde un
instant les yeux braqués sur cette
silhouette que je ne connais pas.
—
Je
m’appelle Julia. On fait quoi ? J’ai pas vraiment
l’intention de camper ici, poursuit-elle dans un français parfait,
simplement agrémenté d’un singulier accent italien.
—
Tu
as raison, allons-y. Dis-leur de nous suivre. Quelle langue
parlent-ils ?
—
Un
peu de tout. Il y a trois italiens comme moi, deux tchèques, une
famille de polonais avec deux jeunes enfants et un couple de
libanais.
—
Des
libanais ? Mais que viennent-ils faire ici ?
—
Apparemment
ils vivaient en France avant avec leurs enfants. Ceux-ci ont pu
rester puisqu’ils étaient nés sur le territoire mais eux ont été
expulsés. Ils ont pu avoir des nouvelles de leurs enfants récemment.
Il semble qu’ils se soient installés en Belgique. Ils essaient
donc de les rejoindre.
—
Quel
risque ! Ils auraient pu se contenter de les savoir en sûreté
en Belgique. Mais peu importe, il faut y aller.
Je
me tourne vers le groupe, mets un doigt devant ma bouche pour leur
intimer de se taire et leur fais signe de me suivre. Julia fermera la
marche. Il y a peu de femmes chez les passeurs mais celles qui ont
intégré
nos rangs se sont toujours
montrées à
la hauteur. Il semble que cela va être le cas pour celle-ci. Elle
n’a pas l’air effrayée. Elle passe une main dans les cheveux de
la petite polonaise pour la rassurer avant d’aller prendre la place
en bout de file.
Je
suis presque en sécurité quand le premier coup de feu retentit. Il
fauche un des trois italiens qui tombe aussitôt. Des cris
retentissent. Je leur
souffle de se taire. Déjà Georges et mes autres compagnons sont
sortis de la forêt. Je vois Georges partir en courant dans la
direction d’où venait le tir. Un autre retentit mais manque sa
cible. Il faut qu’on se dépêche.
Tout
le monde s’est figé et jeté par terre, respectant cette fois à
la lettre les consignes qui leur ont été données. Je leur fais
signe de bouger et de
ramper vers les bois. Tous s’exécutent. J’entends les sanglots
de la jeune maman qui a toujours sa petite fille dans ses bras. Elle
baragouine dans sa langue. Je ne parle pas le polonais mais sa
litanie ressemble fort à une prière.
Il n’y a pas grand-chose d’autre à
faire que cela d’ailleurs. Prier pour que Georges et les autres
parviennent à retrouver le ou les traqueurs avant qu’ils aient le
temps de faire un carnage.
Toute
ma marchandise est maintenant dans le bois. Drôle de terme pour
désigner des êtres humains mais c’est comme cela qu’on les
appelle entre nous, surtout quand on parle en public. Cela évite
d’éveiller les soupçons. Le marché noir est bien moins risqué
que de faire passer des européens vers les pays libres. Je dis à
Julia de les faire avancer droit devant. Des voitures
les attendent un peu plus loin.
—
Tu
ne viens pas avec nous ? Me demande-t-elle.
—
Je
récupère le blessé et je vous rejoins. Filez, pour le moment on ne
s’en sort pas trop mal mais il faut faire vite.
Je
rampe à nouveau à découvert. Une
balle siffle juste au-dessus de moi. Je soupire et essaie de me
plaquer encore un peu plus sur le sol boueux. Heureusement qu’on a
affaire à un mauvais tireur. En général, ils sont excellents. Mais
ces derniers temps, je pense que les besoins de traqueurs sont
tellement importants que la Coalition n’a plus le temps de les
former suffisamment. Tant mieux pour nous.
Le
jeune italien gît à quelques mètres. Je me glisse jusqu’à lui.
J’entends des tirs mais ils ne viennent pas dans ma direction. Les
autres ont dû trouver le traqueur. C’est le moment d’en
profiter. J’attrape le jeune homme en lui parlant dans sa langue. A
force de fréquenter toutes les nationalités, je commence à me
débrouiller pour parler avec certains
d’entre eux. Il a été touché en
haut de la cuisse. Je le soutiens jusqu’à l’abri des arbres. Une
fois là, je l’allonge à nouveau sur le sol, il perd beaucoup de
sang. Il faut que je ralentisse le saignement avant d’aller plus
loin. Je sors de mon sac de quoi lui faire un garrot et me met au
travail. Ça aussi j’ai appris à le
faire sur le tas. La première fois, il m’avait fallu un temps
infini. Mes mains tremblaient et je ne parvenais pas à serrer le
garrot. La nausée m’avait rapidement gagné et j’avais vomi
comme cela ne m’était pas arrivé depuis mon enfance, au
temps où les épidémies de gastro-entérite nous semblaient un
problème insurmontable. Aujourd’hui,
mes gestes sont sûrs et en quelques minutes, ma marchandise est
prête à poursuivre le chemin.
Nous
nous faufilons à travers les arbres jusqu’au point de rendez-vous.
Une seule voiture est là. Nous y montons rapidement et la voiture
s’élance.
Je pense à Georges et aux autres. Ils devront fuir à pieds. Je sais
que mon ami peut y arriver. Nous avons déjà dû faire face à ce
genre de scénario et il s’en est toujours sorti. Et les consignes
sont strictes. Nous ne devons pas attendre les autres. C’est
déjà un miracle que toutes les
voitures ne soient pas parties sans nous. Je comprends vite que c’est
grâce à Julia. Edmund, le chauffeur semble fâché. Julia est
assise à ses côtés. Elle parle à toute vitesse à son compatriote
et je ne parviens à saisir que quelques bribes de la conversation.
Assez pour savoir qu’Edmund voulait partir mais qu’elle ne l’a
pas laissé faire. Soudain, elle parle en français.
—
Je
savais que vous viendriez vite mais il voulait partir.
—
C’est
normal, ce sont les règles. On sauve ceux qu’on peut mais on
n’attend pas les retardataires.
—
Mais
c’est ignoble.
—
On
n’a pas le choix. Imagine toi que les traqueurs nous aient suivis.
On serait tous morts.
—
Mais
ce n’est pas le cas, se renfrogne-t-elle.
—
C’est
ta première mission ?
—
Ça
se voit tant que ça ? Soupire-t-elle.
Son accent est décidément
très plaisant et la lueur du plafonnier de la voiture, qu’elle a
allumé pour observer l’état de santé de notre marchandise, me
laisse voir un visage absolument magnifique. Ses traits sont fins et
délicats. Ses lèvres pincées me font prendre conscience qu’elle
a dû avoir peur, malgré l’aplomb dont elle a fait preuve
jusqu’ici. Maintenant que l’adrénaline est redescendue,
l’inquiétude reprend le dessus. Je tente donc de la rassurer.
—
Ne
t’en fais pas, tu as été parfaite. Rares sont les passages où on
ne déplore aucune perte. Tu apprendras à t’endurcir, rassure toi.
—
Je
ne sais pas si j’en ai envie. J’étais au courant que les
traqueurs tiraient sans sommation et sans scrupule. Mais c’est
autre chose de le voir de ses yeux.
—
Il
va falloir t’y faire si tu veux rester avec nous.
—
Je
sais.
—
Ne
t’en veux pas trop, j’étais comme toi la première fois.
—
C’est
vrai ? Ça
fait combien de temps ?
—
Quelques
années maintenant. J’ai commencé très vite. On a quitté la
France avec mes parents après les premières expulsions. Déjà à
ce moment-là, j’aidais les non-natifs à passer d’un pays à
l’autre jusqu’aux zones libres. Mais c’était moins dangereux à
l’époque. Ensuite, quand la libre-circulation a été bannie, les
traqueurs sont arrivés. Et beaucoup de ceux qui n’avaient pas
compris assez tôt et n’avaient pas fui s’en mordaient les
doigts. Alors on les a aidés.
—
Moi,
depuis le sud de l’Italie, je voyais ça de loin. Pour nous, les
choses n’avaient pas vraiment changées.
—
D’où
viens-tu exactement ?
—
De
Napoli. Ce n’est que quand j’ai été personnellement confrontée
aux horreurs que je me suis rendue compte de la situation.
—
Qu’est-ce
qui s’est passé ?
—
Mon
frère est comme toi, il s’est engagé dès qu’il a vu ce qu’il
se passait chez nos voisins. Malheureusement, il y a laissé sa vie.
On a été appelés juste avant sa mort. J’ai
pu monter à Milan pour le voir. Il m’a raconté tout,
dans le moindre détail.
Tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait subi. Les blessés
qu’il avait portés
sur son dos. Les cadavres qu’il avait abandonnés
derrière lui. Quand il a succombé quelques jours plus tard, j’étais
décidée à prendre le relais. Ma mère et mon ami Marco ont tout
fait pour me dissuader mais je suis têtue.
—
C’est
très courageux de ta part.
Je
l’admire
sincèrement même si je vois bien aussi
sa fragilité. Elle n’est
qu’une gamine qui a grandi loin de tout ça. Moi j’avais eu le
temps de me préparer. J’avais mûri ma décision alors qu’elle
s’est
engagée sur une impulsion. Mais je sens malgré tout une certaine
force derrière son apparence. Elle fera sûrement une bonne
passeuse. L’humanité et l’empathie sont
des éléments essentiels pour réussir.
—
Vous
devriez vous reposer un peu, ajouté-je,
en m’adressant autant à elle qu’au jeune homme assis à côté
de moi. Nous en avons pour environ quatre heures. Ensuite, il faudra
attendre la nuit prochaine pour passer en Belgique.
—
A
quelle frontière passerons-nous ?
—
Tu
le verras en arrivant. Inutile que vous le sachiez. Si on est
arrêtés,
ils nous tortureront pour le savoir alors autant que vous n’ayez
rien à leur dire. Ça vaut mieux pour le reste du convoi.
Julia
soupire tandis que le jeune homme me fixe avec effroi.
—
Allez,
fermez les yeux. Edmund sait exactement où il doit aller. Et pour le
reste, il sera toujours temps de s’en
inquiéter le moment venu.
Suivant
mon propre conseil, je pose ma tête contre la vitre et ferme mes
paupières. Je sais que je ne dormirai pas mais il faut au moins que
je me repose un peu. La nuit prochaine sera encore longue. Au moins,
je sais qu’à l’issue je pourrai passer saluer mes parents et
pourquoi pas y rester quelques jours. J’espère
que Georges pourra nous y rejoindre rapidement. Ils
sont rares les moments où je vais dans ce coin. C’est pourtant là
que j’ai commencé mais au fur et à mesure, il a fallu que je me
déplace à travers toute l’Europe pour passer de plus en plus de
monde. Il faut dire que dans la plupart
des pays de la Coalition, beaucoup sont en danger. Il ne faut pas
faire grande chose pour apparaître dans la liste noire des
gouvernements. Par contre, je suis
toujours surpris du nombre de personnes qui prennent des risques pour
retrouver un proche ou pour l’espoir d’un avenir meilleur dans un
pays libre. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ? Quand
on pouvait encore circuler. Quand on nous invitait même à quitter
nos pays si les règles de la Coalition ne nous convenaient pas.
Comme presque toujours dans ces
circonstances, quand les heures de route défilent devant moi et que
j’ai le temps de penser, la même question revient
me hanter. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Chapitre
2
Au
commencement
Je
crois que l’année charnière avait été 2017. J’avais quinze
ans à cette période. Cela faisait un moment qu’un changement
s’installait dans notre monde. Les excès de la mondialisation et
du capitalisme outrancier répandaient un souffle morbide. Ajouter à
cela les attentats des minorités djihadistes, la peur prenait le
dessus. Les États-Unis avaient été les premiers à sombrer dans le
chaos. Dès son élection, Trump s’était déchaîné à coup de
décrets qui n’avaient fait qu’élargir les failles qui étaient
apparues dans la société. Il avait construit le premier mur. Il
avait exclu de son pays certaines populations. Sa politique avait
semblé efficace au début. L’économie américaine était
redevenue florissante en 2017. La construction du mur avec le
Mexique, puis d’un autre avec le Canada dont le premier ministre
s’acharnait à tenir tête à Trump, avait créé des emplois.
L’expulsion des étrangers non-natifs des US avaient été entamée
rapidement et avait libéré de nombreux postes. Si on ne cherchait
pas trop loin, on pouvait croire que son protectionnisme était
efficace. Plusieurs pays européens avaient des élections à cette
période et les réussites de Trump permirent à tous les extrêmes
de passer.
La
France, l’Autriche, l’Allemagne ouvrirent la marche par des
élections qui étaient encore démocratiques. Dans les anciens pays
de l’Union Soviétique, ce furent des putchs.
Les
nouveaux gouvernements s’attaquèrent aux pays qu’ils accusaient
d’être responsables des attentats. Il n’y en avait pas eu depuis
2016 mais les rancunes étaient tenaces. Cette fois, les dirigeants
ne s’embarrassaient plus de diplomatie. Trump incita les
gouvernements qui lui faisaient un à un allégeance, à quitter
l’Union Européenne, l’ONU et envoya promener l’OTAN.
A
ce stade, au début de 2018, plus rien ne contrôlait le monde. Les
nouveaux gouvernements alliés se réunirent au printemps et
donnèrent naissance à la Coalition, sous l’égide du président
américain qui, entre temps, avait envoyé aux oubliettes tous les
contre-pouvoirs et gérait l’état le plus puissant de la planète
d’une main de fer. La démocratie vivait ses dernières heures. Les
dictatures se mettaient en place un peu partout.
Dès
que la Coalition fut opérationnelle, ses gouvernements envoyèrent
des troupes au Moyen-Orient pour « régler le problème
musulman », c’est comme ça qu’il disait à l’époque. La
solution fut radicale, on ne se posait pas la question des pertes
collatérales. Les armées avaient carte blanche. Elles étaient
autorisées à tuer tant qu’elle voulait. De toute façon, la
Coalition ne considérait pas les habitants de ces pays comme leurs
égaux. Ce fut plié en deux mois. La Coalition mit à la tête de
tous les pays du Golfe, des gouvernements à sa botte et domina ainsi
la production de pétrole.
On
pouvait s’interroger sur ce que faisait le reste du monde. Eh bien
ils étaient restés tout simplement tétanisés. Tout avait été
trop vite. La Chine essayait de survivre économiquement à la
fermeture des marchés américains et européens. La Russie de
Poutine avait commencé à réagir trop tard et la Coalition n’avait
pas hésité à l’exclure également de tout accès à ses marchés.
Les pays de la Coalition faisaient du commerce entre eux uniquement.
Enfin, pour être plus précis, les États-Unis vendaient leur
production aux autres. Plus aucun pétrole du Moyen-Orient n’était
vendu à un pays autre que ceux de la Coalition et celle-ci
s’agrandit donc à vitesse grand V.
Quelques
pays européens allaient néanmoins à contre-sens de cette vague.
L’Italie, la Belgique, la Suisse, l’Espagne et les pays nordiques
ne cédèrent pas aux élans populistes. Norvège, Suède et Finlande
avaient presque réussi leur transition énergétique, ils n’avaient
plus besoin du pétrole. Les quatre autres prirent le même chemin.
Du
haut de mes quinze ans, je regardais ces pays avec espoir. Je me
disais que si certains avaient réussi, peut-être que la France
pourrait revenir en arrière. A la fin de 2018, certains y
regrettaient déjà leurs votes. L’économie n’était pas aussi
florissante qu’on nous l’avait promis. Les USA avaient signé les
traités de la Coalition uniquement à leur avantage. La preuve que
nos dirigeants étaient vraiment des incapables. Ils n’avaient pas
lu entre les lignes et n’avaient rien vu venir. On payait donc le
pétrole au prix fort à tel point qu’il devint rapidement un
produit de luxe. Beaucoup ne pouvaient plus se chauffer ni remplir le
réservoir de leur véhicule. De toute façon, il n’y avait plus
beaucoup de travail en France. L’école publique avait été
supprimée à partir du collège au profit d’institutions privées
que plus personne ne pouvait offrir à ses enfants. Les entreprises
fermaient l’une après l’autre faute de clients étrangers. Tout
investissement dans la recherche et l’innovation avaient été
bloqué par le gouvernement. Les services publics fermaient leurs
portes les uns après les autres.
La
révolte grondait mais elle restait pour le moment dans l’ombre.
Ceux qui avaient voté pour ce gouvernement n’admettaient pas
encore tous leur erreur. Les autres n’avaient pas la force de
lutter. Écrasés par les dettes, sans argent, ils tentaient de
survivre sans faire de vague pour ne pas risquer de se retrouver en
prison. Parce que la France était bien devenue une dictature, avec
tous ses travers.
Plus
de liberté de la presse, une justice gérée entièrement par
l’État, une police à laquelle était venue s’ajouter une milice
citoyenne qui n’avait aucun scrupule à sortir les armes qu’elle
était autorisée à porter en permanence. Des murs étaient en
construction à toutes les frontières, à commencer par celles avec
les pays que l’on nommait maintenant les Pays Libres. Personne ne
pouvait entrer sur le territoire sans l’autorisation du
gouvernement, même s’il était de nationalité française.
Et
puis en 2019, étaient arrivées dans les pays de la Coalition les
lois sur les étrangers. Toute personne qui n’était pas née sur
le territoire serait reconduite manu-militari jusqu’à la
frontière, libre à elle ensuite d’aller où elle le voudrait. Le
peu de fonctionnaires qui restaient dans les pseudos-préfectures
établissaient des listes à n’en plus finir des personnes qui
devaient être évacuées.
Les
expulsions débutèrent en septembre. Quand l’école était encore
publique, j’avais étudié la seconde guerre mondiale et ne pouvais
m’empêcher de faire de nombreux parallèles. Des gens se cachaient
pour ne pas être expulsés. D’autres les dénonçaient. Moi,
depuis la fenêtre de mon appartement strasbourgeois, je regardais
les colonnes de bus qui traversaient la ville pour se diriger vers la
frontière allemande. Là, ils passeraient le Mur et seraient emmener
de plus en plus à l’Est, jusqu’aux confins des terres de la
Coalition, presque en Russie. Celui qui tentait de s’échapper
était abattu sans sommation, quelque soit son âge ou son sexe.
Un
lundi d’octobre 2019, je regardais comme tous les jours les
convois. Je n’allais plus en cours depuis longtemps. Mes parents ne
pouvaient pas me payer un lyvée privé. Et de toute façon, je
n’avais pas envie d’aller y apprendre les mérites de la
Coalition et de son économie soi-disant parfaite. Mon père avait
perdu son travail d’instit l’année précédente et depuis nous
survivions. Ils parlaient de plus en plus de fuir pour aller en
Belgique. Nous y avions de la famille et nous ne pouvions pas
continuer à vivre dans un pays qui n’était plus le nôtre, qui
avait perdu toutes les valeurs auxquelles nous croyions. Ce lundi
après-midi donc, j’avais assisté à la scène « de trop ».
Une jeune fille portant un voile qui montrait sans nul doute sa
religion, sortit au moment du passage du convoi. Porter le voile
était interdit depuis plus d’un an et j’avais pensé que c’était
pour elle un geste plus militant que religieux. J’en eux la
confirmation quelques instants plus tard. Elle se dirigea vers la
ligne des bus et brandit une pancarte, un simple morceau de carton
sur lequel elle avait écrit au feutre « Liberté pour tous ».
Elle avança sans hésiter. Pourtant elle devait savoir ce qu’elle
risquait. Je vis du mouvement à l’intérieur du bus dont elle
s’approchait. Il stoppa brusquement. Deux gardes en descendirent,
armes au poing. J’ouvris la fenêtre pour hurler mais mon cri fut
couvert par celui des tirs. Il y en eut des dizaines. C’était
totalement démesuré. Elle était là, seule face à eux, avec son
morceau de carton. Je la vis s’écrouler sur le bitume, terrassée
par les balles. Son voile glissa de sa tête et une longue chevelure
blonde s’étala autour d’elle. Les deux gardes remontèrent dans
le bus sans un regard en arrière et firent signe au chauffeur de
redémarrer. Le convoi reprit sa route, implacable, tandis qu’une
flaque de sang grossissait autour de la jeune fille.
Sans
réfléchir, j’étais descendu auprès d’elle. Je m’étais
agenouillé, j’avais posé sa tête sur mes cuisses et j’avais
pleuré comme cela ne m’était plus arrivé depuis que j’étais
tout gamin. Les bus passaient devant nous avec indifférence. Je ne
les voyais même plus. Tandis que je versais plus de larmes que je ne
pensais en avoir, j’avais pris ma décision. Je ne pouvais plus
tolérer cela. Peu importait les risques, je devais faire quelque
chose. J’étais remonté chez moi, j’avais demandé à ma mère
une couverture qu’elle m’avait fourni sans m’interroger.
J’étais redescendu couvrir le corps de la jeune fille, non sans
l’avoir éloigné un peu de la route avant. Et puis j’étais
rentré m’enfermer dans ma chambre.
J’avais
attrapé mon téléphone portable. Je ne m’en servais pratiquement
plus. C’était celui que j’avais reçu pour mes quinze ans.
Depuis, il était quasiment impossible de s’en procurer puisqu’on
ne commerçait plus avec les pays asiatiques. Et de toute façon, le
réseau ne fonctionnait plus beaucoup. Il y avait régulièrement des
coupures. Le gouvernement accusait l’undernet mais je les
soupçonnais de faire en sorte d’empêcher le population de
communiquer. A cette époque, je ne savais pas si l’undernet
existait réellement ou pas. Le gouvernement accusait l’Italie
d’avoir créé ce réseau pour lui nuire. Il faut dire qu’internet
était bloqué depuis un bon moment maintenant. C’était beaucoup
trop risqué de laisser au peuple un tel moyen de communication.
Alors ils avaient dynamité tous les serveurs des territoires de la
Coalition et créé une unité d’informaticiens qui passaient leur
temps à bloquer les réseaux et à empêcher quiconque d’en
utiliser un nouveau. Nous avions dit adieu au web. Y avait-il
réellement un réseau souterrain qui n’hésitait pas à pirater
les systèmes du gouvernement ou à couper l’électricité de tout
le pays sans se faire prendre par les informaticiens du
gouvernement ? Je n’en savais rien mais je l’espérais
secrètement. Je n’avais jamais été doué en informatique, sinon
j’aurais probablement essayé d’en savoir plus et de rejoindre ce
réseau qui menait une certaine forme de résistance.
En
tous cas, ce jour-là, j’avais simplement envoyé un message à mon
ami Georges en lui intimant de me rejoindre rapidement à la maison .
Une heure après il était là. Je lui avais expliqué ce que je
venais de voir. Je savais qu’il avait déjà mené quelques actions
de ce que l’on commençait à appeler Résistance mais pas
exactement en quoi cela consistait. Il m’expliqua qu’il était
passeur. Sans m’apporter beaucoup de précision, il me proposa de
l’accompagner le soir même puisqu’il avait une mission prévue.
Il fallait faire passer le Mur à une famille Syrienne qui s’était
installée en Allemagne après avoir fui la guerre en Syrie et qui
souhaitait maintenant rejoindre la Norvège, via la Belgique pour
commencer.
J’avais
expliqué ma décision à mes parents. Je ne voulais rien leur
cacher. J’avais sommé mon père d’engager dès le lendemain les
démarches pour demander notre extradition en Belgique. J’aurais pu
nous y faire passer clandestinement par le réseau de Georges mais je
trouvais plus sage de faire une démarche officielle. Cela me
donnerait une excellente couverture puisqu’officiellement, j’allais
demandé à devenir citoyen de Belgique.
Un
mois plus tard, nous nous étions installés à Bouillon, petite
ville proche de la frontière française. Entre temps, George m’avait
emmené avec lui pour une bonne quinzaine de passages. Jusque là
j’avais été un simple accompagnateur. Le soir de notre
installation en Belgique, j’avais participé à ma première
mission en tant que passeur.
Chapitre
3
Les
passages
La
guerre civile
dimanche 22 janvier 2017
2017, année de la désinformation ?
La semaine dernière,
j’ai assisté à une conférence sur les dangers d’internet, dans
le collège de ma fille. L’intervenant nous relatait tout ce qu’il
avait expliqué à nos ados au cours de ses interventions dans les
classes.
Il a notamment
évoqué l’importance de développer l’esprit critique de nos
jeunes et de leur faire prendre conscience que tout ce qui circule
sur internet n’est pas forcément la vérité, loin de là. J’étais
tout à fait d’accord avec lui, mais j’ajouterais qu’il me
semble de plus en plus compliqué pour nous, adultes et parents de
discerner le vrai du faux.
Le conférencier a
avancé le fait qu’il était important que les jeunes distinguent
les "vrais" médias. Qu’ils regardaient trop rarement les vrais
sites d’infos comme Le Monde alors que nous, nous le faisions.
Mais à l’heure où
ces médias n’ont plus aucune impartialité, à l’heure où les
politiques passent leur temps à mentir où à relayer uniquement les
infos qui les servent, qui croire ?
Le meilleur exemple
en ce moment est notre cher nouveau président des Etats-Unis alias
le roi du tweet! Depuis vendredi, circule la fameuse photo
qui compare le nombre de présents aux investitures de Trump et
d’Obama. Photo que « POTUS », lors d’un discours
devant la CIA (quel rapport??) et par l’intermédiaire de son
porte-parole a fortement décrié. Ce sont les méchants médias qui
déforment l’information. Ils ont pris des photos sous des angles
improbables pour laisser croire qu’il n’y avait personne. Et puis
les pelouses étaient couvertes alors ça faisait pas la même
impression. Et puis les installations étaient positionnées plus
loin alors ça rendait pas pareil. Non, mais franchement ??
C’est à peine croyable et pourtant bien réel.
Comment allons-nous
dans les mois à venir, être capable de discerner le vrai du faux si
le président d’une des plus grandes puissances mondiales se défend
comme un gosse pris la main dans le sac, à coup de tweets écrits en
majuscules dès que quelque chose lui déplaît ?
Et finalement, qui a raison et qui a tort dans cette chamaillerie de cour d’école ?
Je serais bien incapable de le dire. A moins d’avoir été présent
à Washington ce jour-là, personne ne peut attester de la réalité…
On pourrait en dire
autant pour la plupart des sujets actuels : la Syrie, les
élections, les relations internationales, le froid…
L’exemple de
cette jeune interne et de sa vidéo partagée des millions de fois
avant d’être savamment attaquée, pour ne pas dire publiquement
lynchée, est très criante aussi. Êtes-vous capable de dire si elle
y travaillait vraiment la semaine dernière aux Hôpitaux de Paris ?
Moi je n’en sais rien … Alors qu'on aurait du retenir son discours très
certainement sincère et assurément réel, il ne reste que la polémique et le doute. Bravo à ses
détracteurs, ils ont réussi leur coup.
Les médias, tout
support confondu, ne diffusent plus que des articles et reportages
d’opinion, de réaction, de propagande et non des éléments
argumentés ET contre argumentés, impartiaux et étudiés. Perso, je
ne sais vraiment plus comment distinguer le vrai du faux, le juste de
l’interprétation. Peut-être se contenter du Gorafi ? Au
moins c’est divertissant et officiellement affiché que c’est
bidon !
mercredi 18 janvier 2017
Viens, la suite, premier extrait
Lucie,
été 2008
Appuyée
à la rambarde de ma terrasse, je souffle la fumée de ma cigarette
en laissant échapper un soupir. Me voilà à nouveau seule un samedi
soir. Ce n’est pas vraiment ce que j’avais imaginé il y a
quelques mois. Les souvenirs se frayent un chemin dans mes pensées.
Je me revois recevant ce courrier de Lucas.
C’était
il y a pas loin de deux ans. J’avais été transportée de joie et
avais passé un week-end merveilleux en Alsace. Le concert, les deux
jours avec LUI. Il avait choisi de me faire revenir et j’avais
décidé de me laisser enfin aller au bonheur sans trop me poser de
questions. J’avais suivi les conseils de Sandrine et profité à
fond. Elle-même s’était rapidement installée à Strasbourg. Moi
j’avais continué les allers-retours après cette première fois.
Je connaissais la route par cœur. Nous la prenions à tour de rôle.
Parfois il me quittait à quatre heures du matin pour rejoindre son
boulot à huit heures. Je le faisais aussi. J’avais l’impression
de retrouver ma jeunesse. Nous nous aimions comme des fous, comme des
adolescents.
Après
quelques temps les choses avaient suivi leur cours et nous avions
envisagé la possibilité de vivre ensemble. Léna l’avait
rencontré régulièrement et ils s’entendaient à merveille. Lucas
jouait souvent avec elle et il semblait prendre plaisir à s’en
occuper. C’était sa petite poupée, comme il l’appelait
souvent. Je le vois encore le soir où il m’avait proposé de venir
le rejoindre. Nous étions dans ma maison, assis sur mon canapé.
—
Tu
serais prête à la quitter cette maison ?
—
Je
ne sais pas. Pourquoi tu ne reviendrais pas plutôt dans les
Ardennes ?
Lucas
avait argumenté pendant des heures, il m’avait expliqué qu’il
ne pouvait pas quitter Strasbourg, que son groupe tournait bien,
qu’ils avaient de bons contacts et qu’il ne pouvait pas les
lâcher alors qu’ils étaient tout près de réussir ce pour quoi
ils travaillaient depuis des années. En effet, après leur concert à
la Laiterie, beaucoup d’autres s’étaient enchaînés, jusqu’à
une sélection l’année suivante pour le Printemps de Bourges. Là,
ils avaient rencontrés un célèbre groupe de rock français qui les
avaient pris sous leurs ailes. Ils leur avaient proposé de faire
leurs premières parties pendant toute leur tournée et les avaient
introduits auprès de leur maison de disque.
Impossible
donc pour moi de lui demander de sacrifier cette carrière naissante
pour revenir à Sedan. Je savais que Lucas m’en aurait voulu si je
l’avais obligé à faire cela alors j’avais cédé. J’avais
posé des candidatures dans tout le Bas-Rhin à la rentrée suivante
et obtenu un poste satisfaisant dans une école primaire de
Strasbourg à la rentrée 2007.
Je n’avais jamais bougé de Sedan avant cela et avec un enfant et
un rapprochement de conjoint, cela n’avait pas été
trop compliqué.
J’étais
consciente en partant que Lucas serait régulièrement absent en
raison de ses concerts mais je ne pensais pas vraiment que ce serait
à ce point. Les premières parties de XXX leur avaient amené une
certaine notoriété et l’album, finalisé fin 2007, avait eu un
succès immédiat. Les groupes de rock français avaient la cote
à cette période. La chute de Noir Désir quelques années plus tôt
avait laissé un vide qui ne demandait qu’à être comblé.
Je
trouvais néanmoins que la maison de disque avait exigé de YYY des
changements de style un peu trop marqués.
Le rock festif qu’ils proposaient la première fois que je les
avais vus à Metz s’était de plus en plus édulcoré pour devenir
plus populaire et
être plus facilement diffusé sur les radios. Cela avait fonctionné
d’ailleurs, leur premier single tournait en boucle sur les ondes.
Lucas avait du mal à accepter mes critiques. Il disait qu’il ne
voyait pas de changement dans leur style, que j’étais de mauvaise
foi. J’avais arrêté d’insister.
Il
était grisé par ce succès naissant. Les ventes de l’album
continuaient à augmenter au fil des sorties de singles
et au printemps de l’année suivante, cette
année en l’occurrence, Lucas m’avait fait la surprise de louer
un nouvel appartement. Il avait tout organisé sans rien me dire et
le jour de mon anniversaire il m’y avait emmenée. Yeux bandés,
repas aux chandelles sur la terrasse sur laquelle je me trouve en ce
moment, massages et nuit torride ne m’avaient pas laissé d’autre
choix que celui de craquer sur ce magnifique logement.
Une
cuisine dernier cri, un immense salon cerné de baies vitrées qui
s’ouvrent sur une terrasse offrant une vue imprenable sur la
cathédrale de Strasbourg. Une chambre et une salle de jeux pour
Léna. Une suite parentale,
comme Lucas se plaît à l’appeler, spacieuse et lumineuse. Le tout
à dix minutes à pieds de l’école où je travaille et où est
inscrite Léna. Cet appartement est un rêve éveillé. Un bien que
je pensais ne pouvoir jamais m’offrir. D’ailleurs, ce n’est pas
vraiment moi qui me le suis offert. Les revenus de Lucas contribuent
largement à son financement tandis que mon salaire d’instit est
anecdotique. Néanmoins, voulant garder une certaine forme
d’indépendance, j’avais insisté pour en payer une partie. Je ne
voulais pas dépendre intégralement de lui.
Quoiqu’il
en soit, et aussi idyllique que puisse paraître ce tableau, je n’ai
pas vraiment le moral ce soir. J’ai passé la journée seule car
YYY jouait à Belfort et ils sont partis tôt ce matin. La nuit est
maintenant bien avancée mais je ne parviens pas à dormir. Comment
vais-je faire quand la tournée à proprement parlé aura commencée ?
A compter du mois prochain, Lucas sera parti plusieurs jours par
semaine. Il reviendra uniquement quand il aura quelques jours entre
deux concerts. Je déteste rester seule. Une peur sourde s’insinue
souvent en moi quand la nuit s’installe. C’est l’héritage que
m’a si gentiment laissé Manu…
Manu.
Je ne devrais pas penser à lui. Après l’agression qu’il m’a
fait subir j’ai fait des cauchemars pendant de longues semaines.
Heureusement que mon frère Michaël
et son ami Eric sont restés chez mois aussi longtemps que cela a été
nécessaire. Les cauchemars ont fini par s’estomper. Comme Lucas
venait souvent le week-end ou que je le passais à Strasbourg,
Michaël et Eric ont fini par quitter la maison pour s’installer
tous les deux. Il fallait bien que je m’en sorte seule.
J’ai
revu Manu uniquement lors de son procès, environ un an après
l’agression. Il avait passé ces douze mois en détention
provisoire. Je les avais passés heureuse d’être avec Lucas mais
angoissée quand j’étais seule à la maison. Cela aussi avait
d’ailleurs été un argument de choc pour que Lucas me persuade de
le suivre. Il me disait que je ne pourrais pas tourner complètement
la page tant que je serais dans les lieux où cela s’était passé.
Il n’avait pas tout à fait tort car la vie à Strasbourg m’avait
fait du bien.
Je
venais juste d’y emménager quand j’ai reçu ma convocation pour
le procès. Il m’a fallu retourner à Reims. Heureusement, cela a
été très court. J’avais choisi d’accepter de qualifier ce qui
s’était passé comme une simple
agression sexuelle afin
que Manu n’ait pas un procès en cour d’assises. Pas de jury
populaire, pas de défilé de témoins à la barre, ça me paraissait
plus supportable, à la fois pour moi et pour lui. La peine n’en
avait pas pour autant été
plus légère puisqu’il avait écopé de quatre ans de prison dont
trois fermes.
Il
m’arrivait régulièrement, comme ce soir, de penser à lui. Il
devait être au fond de sa cellule en ce moment. Je me tourne vers
l’appartement dont les lumières sont allumées. Ne suis-je pas moi
aussi dans une prison ? Beaucoup plus dorée que celle de Manu,
mais une prison quand même.
Je
secoue la tête pour chasser ces
pensées et prend une nouvelle cigarette dans le paquet posé sur la
table près de moi. La solitude ne m’aide pas dans mes projets
régulièrement avortés d’arrêter de fumer. Je
m’appuie à nouveau sur la rambarde et observe la ville en dessous
de moi. Tout est calme à cette heure. De temps à autre, je perçois
des cris, quelques éclats de rire de jeunes probablement alcoolisés.
Perdue dans mes rêveries, je n’ai pas entendu la porte-fenêtre
s’ouvrir et Lucas se glisse jusqu’à moi sans que je m’en rende
compte. Ce n’est que lorsqu’il soulève mes cheveux pour
m’embrasser dans le cou que je sursaute.
—
Lucas !
Mais tu es fou de me
faire une peur pareille !
— Mon
amour ! J’adore te surprendre.
— Comment
s’est passé ce concert ?
— Bien.
Mais on s’en moque, ajoute-t-il en m’embrassant avec fougue. Tu
m’as trop manqué !
Il
m’a tournée vers lui et continue à picorer mon cou de ses
baisers, tout en me caressant le dos avec sensualité. Je le laisse
faire quand il enlève mon gilet et fait glisser la fermeture éclair
de ma robe. Je me retrouve très vite en sous-vêtements, au beau
milieu de ma terrasse mais je ne pense pas une seconde à
l’éventualité qu’un voisin nous aperçoive. Comme toujours, ses
regards m’ont envoûtée et j’ai oublié les doutes qui me
tenaillaient en son absence. Quand il est avec moi, tout n’est que
pur bonheur. Je m’empresse donc de le déshabiller à son tour et
lui rend ses baisers. Il m’assoit sur la table du salon de jardin
pour me faire l’amour. C’est comme ça avec lui, peu importe le
lieu ou le moment, il cède à ses envies sans se poser de questions.
Et j’adore ça !
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