vendredi 29 janvier 2021

A notre collègue

8% de batterie

C’est tout ce qu’il reste de ton téléphone quand tu le branches après cette journée

Tu as vécu chaque instant en direct,

La première notif floue, imprécise, mais qui t’a saisi plus qu’une autre parce qu’elle concernait ce que tu connais si bien, ton quotidien

Les évolutions au cours de la journée

Les échanges avec tes collègues, incessants

8% de batterie

C’est à peu près tout ce qu’il reste de toi aussi quand tu te couches après cette journée

Tu as vécu chaque instant dans ta tête

Tu as ressenti dans tes mains les mêmes tremblements qui te parcourent à chaque fois que tu entends le ton monter dans le bureau voisin

Ce moment où tu attends, déconcentré de ta tâche ou de ton propre entretien, attentif aux échanges, au moindre bruit

Où tu écoutes, puis soupires si ça se calme, soulagé que ce soit passé

Où tu te lèves pour intervenir si ça continue à monter.

Tu as vécu à nouveau le frisson qui t’avait parcouru l’autre jour, à l’accueil, quand c’est sur toi qu’on criait

Tu as revu cet entretien, cette femme, cet homme, en larmes face à toi, démunis, tellement mal

Tu as repassé dans ta tête la détresse que tu côtoies au quotidien.

Et tu as pensé à elle surtout, elle qui n’avait rien demandé, elle qui faisait son boulot comme toi,

Sûrement avec humanité, sûrement avec empathie

Elle qui était au mauvais endroit au mauvais moment, victime imprévisible d'une scène qui n'aurait jamais dû se produire. 

Tu as pensé à eux, eux qui étaient là, eux qui ont vu, eux qui ont perdu leur collègue, leur amie, leur parente, eux les inconnus aussi, venus ce jour-là à leur rendez-vous.

Tu as traversé ta propre zone d’accueil, tu l’as regardée autrement, avec la perspective de cet instant tragique

Tu as regardé la haine aussi, les flots d’insultes qui même en ce jour ne se tarissent pas

Des réseaux qui n’ont plus rien de sociaux

Déversoirs de jugements, de rancœurs injustifiées, d’hypothèses insensées.

Tu as aussi lu la solidarité, la bienveillance, la compassion

Les dizaines de messages de fraternité, de soutien venus de tous les horizons.

Tu as parcouru des dizaines d’articles, regardé des reportages

Tu as cherché à comprendre, à trouver une raison, quelque chose qui pourrait expliquer l’inexplicable,

Quelque chose qui pourrait le rendre unique, qui pourrait t’assurer que cela ne se reproduira pas.

 

Au matin, tu ne sais rien de plus,

Les hypothèses ne sont pas encore devenues certitudes. Le seront-elles un jour ?

Tu reprends ta place là où tu dois être,

Sans public aujourd’hui, pas trop vite, pas trop tôt

Il faut encaisser, il faut se recueillir, il faut penser à elle, lui rendre l’hommage auquel elle a droit.

Lundi tu seras là aussi ,

Tu feras ce que tu pourras comme tous les jours,

Même si certains n’y croient pas, même s’ils ne voient en toi qu’un logo bleu et rouge,

S’ils oublient que derrière lui, il y a des hommes et des femmes, avec leur âme et leur volonté d’aider.

Tu apporteras ta petite pierre là où tu le pourras,

Tu échoueras parfois, tu t’agaceras, tu trembleras,

Mais tu seras là lundi, et le lundi suivant.

Tu penseras à elle qui ne sera pas là lundi, ni le lundi suivant.

Et tu garderas au fond de toi, longtemps, le visage que tu lui as imaginé.

Tu penseras à eux qui la chercheront des yeux avant de se souvenir, brutalement, qu’elle n’est plus là.

Tu penseras à elle, toujours.

6 commentaires:

  1. Merci d avoir su trouver ces mots qui font écho à chacun d entre nous...

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  2. Merci à vous. Nous avons tous été très touchés par ce drame, aux 4 coins de la France de PE...

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  3. Beau message à l'adresse de ceux et celles qui remplisse un service public; la haine de l'autre érigé en doctrine disculpe les principaux responsable. malheureusement l'inconscience et l'individualisme effréné isole l’être humain,pour autant il n'y a pas d’excuse,hommage à cette dame du pole emploi

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  4. Merci pour ce texte, c'est tellement juste....

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  5. Merci pour ces mots qui décrivent si bien ce qui a pu se passer dans nos têtes, nos âmes....

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