mardi 8 décembre 2015

Chroniques d’une fraude ordinaire




Quand vous vivez dans un charmant village alsacien, entouré de collines couvertes de vergers et de vignes, vous êtes bien loin des images dont les chaînes d’information en continu se repaissent quotidiennement.

La violence ici ? Les bagarres pendant les récrés, après que ce voyou de Nicolas a chapardé le plus beau stylo de Joachim.  La délinquance ? Les trois jeunes qui s’approprient tous les soirs la cour de l’école, y laissent traîner leurs mégots et parfois, quand ils s’ennuient un peu plus que les autres jours, se défoulent une boîte aux lettres. La fraude ? Un gros mot que vous entendez souvent dans telle ou telle passionnante émission d’une quelconque chaîne de la TNT (sur laquelle vous vous arrêtez souvent en zappant, mais ça, vous ne l’avouerez jamais devant témoin !).

Et puis, un jour, la fraude se rappelle à vous. Elle vous fait comprendre, insidieusement, que dans votre petit paradis, vous ne lui êtes pas totalement étranger. Au détour d’une étrange ligne de dépense sur votre relevé de compte, elle vous chuchote qu’elle est bien là, à l’affût, prête à bondir sur vous si l’occasion se présente : vous rentrez du sport un samedi midi et votre femme vous demande à quoi vous avez bien pu dépenser 800€ en milieu de semaine. Vous lui demandez si elle a perdu la tête ! Puis vous vous demandez si VOUS avez perdu la tête. Parce que vous la voyez cette ligne de dépense sur l’écran de votre smartphone et que c’est bien avec votre numéro de carte bleue qu’elle a été faite. Alors vous vous mettez presque à douter. « Qu’est-ce que j’ai fait ce jour-là ? ».

Vous réfléchissez, vraiment. Puis votre cerveau finit par vous accorder la paix en admettant que ce n’est pas vous. Ouf, un instant vous vous êtes cru tout près de la maladie mentale.

Maintenant que vous avez retrouvé vos esprits, il ne vous reste qu’à agir : téléphoner pour faire opposition, faire un mail à la banque pour leur signaler le problème (parce que c’est samedi, alors la banque est fermée, sinon ce serait trop facile), prier pour que d’autres débits n’arrivent pas dans les prochains jours, vérifier et re-vérifier que toutes les autres lignes de ce satané relevé de compte correspondent bien à des achats que vous avez vraiment effectués.

En sortant de chez vous un peu plus tard, vous vous sentez soudain moins seul : quand vous racontez votre mésaventure à un voisin, il vous répond avoir subi la même chose il y a quelques jours ! Même somme, même façon de faire, même type de dépense (un site de téléphonie mobile). Et un de ses collègues aussi, il y a quelques semaines, a vu plus de 1000€ s’envoler de son compte.

Vous décidez de vous rendre à la gendarmerie de la petite ville voisine. Vous n’êtes pas un habitué du lieu bien sûr, la dernière fois que vous y êtes allé, c’est quand vous avez égaré votre permis de conduire ! On vous accueille cordialement mais nouvelle surprise : la dame qui attend dans la salle d’attente est là pour la même raison que vous !

Le gendarme note scrupuleusement tout ce que vous racontez. Il vous explique que vous ne pouvez pas porter plainte parce que vous n’êtes pas la victime ! « Mais c’est quand même bien sur mon compte que la somme a été débitée ! » Patiemment, il vous rappelle que la banque va vous rembourser et  que c’est donc elle la victime. « Alors la banque va porter plainte ? ». Probablement pas, vous répond le gendarme. Ca ne mène jamais à rien, ils sont assurés et ce genre de fraude mène presque toujours à l’étranger.

Vous hochez la tête, décontenancé. Ca vous fait réfléchir : on peut donc frauder en toute impunité, aucun risque de se faire prendre puisqu’il n’y a pas de plainte, donc pas d’enquête. Vous tentez de parler de votre voisin, de la dame en salle d’attente. Dans votre tête, tous les scénarii défilent : une caissière malveillante au magasin du coin, une caméra placée sur le distributeur de billets du village. Vous regardez trop la télé… Mais le gendarme est plus pragmatique. Des déclarations comme la vôtre, il doit en saisir 20 à la semaine. Alors vous repartez avec le papier qui permettra à votre banque de vous rembourser. Et c’est tout …

Non, ce n’est pas tout ! Vous ne voulez pas en rester là ! C’est trop facile ! Votre sens moral, vos valeurs sont heurtés. Le type qui vous a fait ça ne peut pas s’en sortir comme ça ! Il ne va quand même pas recevoir un superbe téléphone à 800€, que vous ne vous offririez jamais vous-même, en utilisant votre argent !! Vous contactez alors le site sur lequel l’achat a été réalisé. Encore une fois, vous êtes reçu très aimablement. Votre demande est prise en compte. Le colis va être bloqué. Vous voilà soulagé, ce petit c*** n’aura jamais son téléphone ! Vous pouvez reprendre le cours de votre week end avec l’esprit un peu libéré !

Mais même en vous promenant dans les vergers en fleurs, en respirant l’air doux du printemps, votre esprit est pollué par une foule de questions : si tant de monde est concerné, pourquoi ne peut-on rien y faire ? Doit-on laisser passer ? Oublier sitôt le compte en banque re-crédité ? Ne pouvez-vous pas au moins  vous exprimer ?

Alors en rentrant, vous prenez votre ordinateur, ouvrez votre traitement de texte et laissez sortir votre désarroi, pour qu’au moins, chacun soit attentif : qu’il ne laisse pas passer un débit sans y faire attention,  qu’il contacte les sites marchands pour empêcher l’envoi des commandes aux fraudeurs, qu’il alerte sa tante, sa grand-mère, son vieil oncle qui sont encore plus vulnérables que lui …  

Et tout simplement pour qu’au moins,  chacun ne se sente pas seul face à ces « fraudes ordinaires » …

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